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Pages arrachées au journal de Gilles Kepel

Par : Jeannine Hayat Critique littéraire

Rares sont les chercheurs en études islamiques, qu'ils soient ou non musulmans, qui défendent nettement le principe de laïcité et s'opposent aux communautarismes. Parmi eux, Gilles Kepel se distingue par sa fidélité à la mémoire de Mohammed Arkoun (1928-2010).

Kepel se considère, en effet, comme le disciple de cet historien de l'Islam, homme de paix, promoteur de l'égalité des droits entre les hommes et les femmes, auteur d'une œuvre courageuse inspirée des Lumières. La maladie de l'Islam ne sera pas guérie sans l'aide de penseurs inventifs. Et l'enseignement d'Arkoun est un antidote précieux au dogmatisme religieux.

Lui-même spécialiste du monde arabe contemporain, arabisant distingué, Gilles Kepel a adopté le journal personnel comme mode privilégié d'expression et d'analyse. Le goût de la narration chez un érudit n'est pas fréquent et il faut louer les qualités de style d'un politologue qui est également un écrivain.

En septembre 2014, Gilles Kepel s'est rendu à Taourirt Mimoun, le village natal de Mohammed Arkoun situé en Grande Kabylie. Le voyage est dangereux et l'écrivain est accompagné d'une escorte armée. Mais la visite est pour Kepel d'une nécessité symbolique si forte qu'il l'a entreprise comme un pèlerinage laïque.

« Arkoun nous manque d'autant plus aujourd'hui que c'est dans son œuvre exigeante que l'on trouvera sans doute un jour le vaccin contre la pandémie jihadiste qui se répand sur toute la planète ».

Kepel poursuit donc la tâche entamée par Arkoun. Passion en Kabylie, livret d'une vingtaine de pages, contient les entrées de son journal personnel relatives à ce déplacement en Algérie. Les pages constituent la conclusion d'une trilogie entamée avec Passion arabe et Passion française, publiée pour la fin d'année, sous coffret, par les éditions Gallimard.

Sur la page de couverture de Passion en Kabylie, on voit Kepel plongé dans la lecture de la biographie de Mohammed Arkoun, rédigée par sa fille Sylvie. Quoique célébré dans le monde entier pour son intelligence et son érudition, Arkoun était un homme pudique, qui répugnait à s'épancher et à dévoiler ses blessures secrètes. Exilé en France depuis sa jeunesse, il avait la nostalgie de sa région natale.

La Kabylie est une région aux paysages magnifiques, qui aujourd'hui encore revendique sa langue et sa culture berbères. On sent Kepel très investi dans la défense des spécificités de cette région du nord du Maghreb, dont Camus avait déjà dénoncé le dénuement dans sa série d'articles de juin 1939 : Misère de la Kabylie.

Autre grande figure kabyle, le romancier Mouloud Mammeri (1917-1989) est également natif de Taourirt Mimoun. Kepel saisit l'occasion pour visiter la demeure de sa famille de notables, située en haut du village. Dans des romans influencés par Mouloud Feraoun comme La colline oubliée (1952) ou L'opium et le bâton (1965), Mammeri a évoqué avec justesse le conflit de sa culture traditionnelle avec la modernité colonialiste.

Kepel apprécie la souplesse du journal personnel, genre littéraire lui permettant à la fois des rappels historiques et l'évocation, au jour le jour, de l'évolution des groupes islamistes. De la structure pyramidale d'Al-Qaida à la formation horizontale, en rhizome, de Daesh, la transformation a été rapide même si Kepel en avait perçu les signes annonciateurs.

Grâce aux dialogues rapportés par le diariste, saisis sur le vif et consignés dans ses carnets, il fait entendre la voix des témoins rencontrés au cours de ses inlassables périples. C'est sa précieuse contribution au rapprochement des cultures et des hommes.

Le thème du voyage en Orient, proprement littéraire, et qui s'inscrit dans une tradition romantique ouverte par Nerval et Flaubert, est volontiers revisité par Kepel.

Mais paradoxalement, il paraît beaucoup plus dangereux d'entreprendre aujourd'hui des voyages au Maghreb ou au Moyen-Orient qu'au XIXe siècle ! À cette époque, le monde explorable paraissait en expansion ; aujourd'hui, à l'inverse, les zones aisément visitables se réduisent comme peaux de chagrin.

Dans certaines régions d'un pays aussi familier que l'Algérie, circuler sans escorte est périlleux. Ainsi, dans les régions montagneuses de Kabylie, il suffit de faire le mauvais choix à un embranchement de la route pour être enlevé par un groupe islamiste. Pétrie de contradictions, la Kabylie a donné naissance à des esprits indépendants comme ceux d'Arkoun ou de Mammeri mais elle accueille aussi, malheureusement, de dangereux terroristes.

Hervé Gourdel, guide de haute montagne français, parti pour une course avec des amis algériens, et qui a été enlevé non loin de Taourirt Mimoun, y a été assassiné. C'est un déchirement de constater que les montagnes d'un si beau pays soient ainsi ensanglantées.

Pour compléter ces analyses lucides, on pourra se reporter à un autre texte de Kepel, intitulé Paysage avant la bataille, publié dans le dernier numéro de la revue Le débat. Il est notamment question dans cette entrée de journal personnel, datant du printemps 2014, d'un déplacement à Tel-Aviv.

Le diariste nous apprend qu'en Israël également, la prudence impose parfois des détours compliqués : certaines voies sont à y éviter absolument. Ainsi, pour rejoindre Jérusalem depuis Tel-Aviv, la route 443, empiétant pendant quelques kilomètres sur les Territoires palestiniens, a-t-elle été déclarée off-limits, au minimum pour les officiels. Et l'assassinat de jeunes colons auto-stoppeurs en Cisjordanie à la mi-juin 2014 a été l'élément déclencheur de représailles militaires.

Défendre la laïcité et ne pas céder aux logiques communautaires, c'était le message d'Arkoun, qui est repris par Kepel. Plus les intellectuels soutiendront ces positions simples, plus les conditions de possibilité d'une paix régionale seront facilitées.

Passion en Kabylie de Gilles Kepel. Le livret accompagne la publication sous coffret de Passion arabe et de Passion française, Gallimard, collection Témoins, 2014.

Paysage avant la bataille de Gilles Kepel, publié dans le n° 182 de la revue Le débat, novembre-décembre 2014.

 

 

Passion en Kabylie
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Tag(s) : #Articles de journaux
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