
Mohand Said Lechani est né le 15 mai 1893 à Ait-Halli, dans l'actuelle commune d'Irdjen en Haute-Kabylie, et décédé le 25 mai 1985 à Alger, est un instituteur et militant politique et syndical algérien. Berbérisant et socialiste de tendance jaurésienne, collaborateur de divers journaux, il est considéré comme une figure pionnière de l'Algérie contemporaine. Il a participé à tous les mouvements socio-politiques et culturels destinés à l'émancipation de l'Algérie avec, comme point de départ, l'éducation et l'instruction qu'il voulait généralisées à tous.
Biographie
Lechani adhère à la Ligue de défense des droits de l'homme et du citoyen, au Syndicat des instituteurs de France et des colonies ainsi qu'à la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO) en 1912, à sa sortie de l'École normale des instituteurs de Bouzaréah-Alger. Il a alors 19 ans et l'anticolonialisme est encore balbutiant.
Diplômé de langues berbères à l'Institut des hautes études de Rabat en 1919 (parler Ntifa du Sud de l'Atlas) et de la Faculté des Lettres d'Alger, en 1948, il fut le disciple de grands spécialistes des études et de la dialectologie berbères tels que: Said Boulifa, Émile Laoust et André Basset puis, plus tard, compagnon de recherches d'André Picard, dernier responsable de la chaire de berbère de la Faculté des Lettres d'Alger. Ses écrits et ses réflexions de berbérisant s'inscrivent dans le cadre du mouvement d'éveil et de sauvegarde de l'identité et de la culture berbères, entamé au début du xxe siècle par une poignée de lettrés kabyles, issus majoritairement du monde éducatif.
En 1922, Lechani cofonde la revue La Voix des humbles, périodique socio-éducatif des instituteurs d'origine algérienne, qui revendiquaient l'égalité des Droits civiques et sociaux, puis participe activement au Congrès Musulman de juin 1936, et à la naissance du journal anti-colonialiste de la Gauche algéroise, Alger républicain, en 1938, dans lequel Albert Camus fit ses premiers pas de journaliste.
Ferhat Abbas dans La Nuit coloniale, premier tome de sa trilogie Guerre et Révolution d’Algérie, publié en 1962, n’a pas oublié La Voix des Humbles. Il écrit :
"Venant d’un autre horizon, des instituteurs d’origine indigène, courageux et dévoués, les Tahrat, les Lechani, les Belhadj, les Makaci, les Amrouche, groupés autour de la revue La Voix des Humbles, défendaient le droit à l’égalité et participaient, par l’école, à l’émancipation de la société arabo-berbère."
Pionnier de la pédagogie nouvelle (influences croisées: Decroly, Freinet et Piaget) dans les années 1933-1934- période durant laquelle il introduit l'imprimerie à l'école dans l'algérois - son parcours pédagogique le conduit à prendre part, au début des années 1950, aux enquêtes et travaux de la Commission chargée de l'élaboration du Français Fondamental, dirigée par le célèbre linguiste Georges Gougenheim.
À partir de 1945 - après avoir été frappé par le régime de Vichy en raison notamment de sa participation à la Ligue des intellectuels anti-fascistes d'Alger - Lechani représente la Kabylie au Conseil général d'Alger, à l'Assemblée financière et à la Commission supérieure des réformes musulmanes, réactivée par le Gouverneur Yves Chataigneau.
Le socialisme émancipateur trouve en lui un réformateur passionné. Il initie, durant ses mandatures, deux grandes réformes politiques, arrachées âprement à l'administration coloniale, qui concoureront à la modernisation de l'Algérie: la naissance des nouveaux Centres municipaux en Kabylie en 1946, dans la circonscription stratégique de Fort-National(aujourd'hui Larbaâ Nath Irathen), et la fusion des deux enseignements en 1949: une grande victoire contre la ségrégation scolaire qui consacra l'école unique pour tous, sans distinction de race ou d'origine. Ces réalisations, attendues de longue date par la population, rencontreront la sympathie et l'adhésion des masses algériennes, longtemps dominées par le colonat. Proche de figures socialistes anticolonialistes comme Alain Savary, Charles-André Julien ou le Blumiste Oreste Rosenfeld, du côté français, d'Abderrahmane Farès et Ahmed Boumendjel, du côté algérien, il est signataire en septembre 1955 de la « motion des 61 » rejetant la politique d'intégration prônée par Jacques Soustelle. Mohand Lechani démissionne dans la foulée de ses mandats politiques en décembre 1955, à l'appel du FLN, condamnant au passage les dérives de la direction de la SFIO, et rejoint la mission du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) de Rabat en 1958 où il s'occupe des questions d'Éducation et d'information.
Rentré au pays à l'Indépendance, il se retire définitivement de la vie politique et se consacre à des activités intellectuelles et littéraires, ainsi qu'à l'alphabétisation et l'encadrement scolaire en qualité de Conseiller pédagogique bénévole, en lien avec l'académie d'Alger. Approché par le président de l'exécutif algérien Ahmed Ben Bella pour occuper les plus hautes fonctions éducatives du pays, Lechani décline l'offre qui lui est faite en raison de profondes divergences de vue. Demeuré très attaché à sa culture vernaculaire et à sa diffusion, il prête, au début des années 1970, un concours actif à l'écrivain Mouloud Mammeri - en qui il voyait un continuateur dans le domaine des études berbères — lors de ses démarches contre la suppression du Cours de berbère de la Faculté des Lettres d'Alger.
Mohand Lechani s'éteint le 25 mai 1985 à son domicile d'Alger. Il est inhumé dans son village natal d'Ait-Halli au lieu-dit Tazegwart n Bouhelwan. Auteur d'une œuvre riche, il laisse à la postérité de nombreux écrits, notamment sur la langue kabyle, partiellement publiés en 1996.
Sources biographiques et références
- Abbas, F : La nuit coloniale, Julliard, Paris, 1962.
- Chaker,S: Documents sur les précurseurs: Deux instituteurs Kabyles: A.S Boulifa et M.S Lechani in revue ROMM, n°44,1987.
- Chaker, S : Berbères aujourd'hui, L'Harmattan,Paris, 1999.
- Cortes, J : Actes du colloque "Les enjeux de la laicité à l'heure de la diversité culturelle planétaire", Gerflint(en ligne), 2014.
- Di Tolla, A M: Per il recupero del patrimonio culturale berbero algerino in Cabilia, Mediterraneum, Massa, Napoli, 2003.
- Fares, A.: La cruelle vérité, Plon, Paris, 1982.
- Guentari, M:Organisation politico-administrative et militaire de la révolution algérienne de 1954 à 1962, OPU, Alger, 1994.
- Hadni, M.: Hadni Said: de l'OS au maquis de 1954, un militant à toute épreuve, Liberté,7 février 2016.
- Kadri, A: Instituteurs et enseignants en Algérie,1945-1975, Karthala, Paris, 2014.
- Lenzini, J : Mouloud Feraoun,un écrivain engagé, Actes Sud, Arles, 2013.
- Merolla, D : De l'art de la narration tamazight, Peeters, Paris-Louvain, 2006.
- Moussaoui, R : Mohand Said Lechani, un jaurésien dans l'Algérie coloniale, in L'Humanité, 26 oct 2012 (article en ligne sur L'Humanité.fr et sur la blogosphère berbère).
- Picard, A : Textes berbères dans le parler des Irjen, La Typo-Litho, Alger, 1958.
- Picard, A : De quelques faits de stylistique berbère dans le parler des Irjen, La Typo-litho, Alger, 1960.
- Rey-Goldzeiguer, A.: Aux origines de la guerre d'Algérie, La Découverte, Paris, 2003.
- Rigaud, L: Vie et militantisme en Algérie de 1922 à 1964 in Cahiers de la FEN, n°12, 1995.
- Sellès, M : Les manuels de berbère publiés en France et en Algérie (XVIIIème-XXème siècle) : d'une production orientaliste à l'affirmation d'une identité postcoloniale,BnF éd.en ligne, Paris, 2013.
- Dictionnaire des auteurs maghrébins de langue française, Karthala, Paris, 1984.
- Dictionnaire biographique de la Kabylie, Édisud, Aix-en-Provence, 2001.
- Dictionnaire biographique des militants du mouvement ouvrier en Algérie, éd. de l'Atelier, Ivry, 2007.
- Le Maitron, Dictionnaire du mouvement ouvrier, mouvement social, éd. de l'Atelier, tome 7, Ivry, 2011.
- LIENS EXTERNES :
- Facebook Ait Halli, hier-aujourd'hui-demain
- gerflint.fr
- le blog: lettres de Kabylie Source Wikipédia
Le vocabulaire kabyle est suffisamment riche pour permettre l'expression de la pensée et des sentiments avec nuance et précision. Il faut entendre parler les vieux montagnards de chez nous — ceux en particulier qui ne se sont jamais expatriés ou qui ne s'absentent que rarement du pays — pour se rendre compte de la richesse de notre langue, de son élégance remarquable, de la souplesse de sa syntaxe, de la variété de ses formes, de la sagesse et de la poésie de ses expressions. Mais seule une longue pratique et un usage constant permettent d'en saisir les finesses et le génie, d'en goûter l'esprit. Ceux qui n'ont pas suivi les réunions de djemaas, qui n'ont pas souvent assisté aux rencontres où se règlent les différends, aux conciliabules où se tranchent les affaires de famille, d'intérêt ou d'honneur, ne peuvent pas se faire une idée de la qualité des ressources verbales qu'elle met à la disposition des hommes qui participent aux discussions. Les séances de cette nature où s'affrontent des orateurs de classe, maîtres de leur langue et de leur pensée, constituent un véritable régal qui charme l'oreille et contente l'esprit.
Il ne sera pas question, dans cette rapide étude, de la poésie, de l'élégance et du génie de notre langue, mais uniquement du sens de quelques mots [...]. Ce petit travail ne concerne donc que le vocabulaire, encore qu'il n'a pas la prétention d'embrasser tout le sujet. Seuls quelques aspects de la question seront en définitive soulignés. Le sujet par lui-même est trop vaste et nécessite des éclarcissements qui dépassent le cadre de mes connaissances. Je laisse le soin de l'embrasser dans son ensemble aux berbérisants érudits et aux linguistes de profession, me contentant personnellement d'y apporter une modeste contribution.
D'abord sur le sens des mots.
Pour qu'il soit précis, il est nécessaire de connaître la racine du mot, son etymologic On peut suivre alors l'évolution de ce sens, le passage du sens propre au sens figuré, les diverses acceptions et significations qu'il peut prendre. Or, il arrive fréquemment que des mots en voie de disparition, par exemple, ne s'emploient plus que dans une seule expression. Couramment encore, on note des vocables dont la racine n'évoque plus dans l'esprit qu'une idée vague, sans lien avec le mot qui l'exprime. On saisit alors vaguement le sens de ces mots. On peut les employer à bon escient, mais il reste qu'on n'en a pas la connaissance précise. Un travail de recherche est indispensable si l'on veut parvenir à cette connaissance.
Quelles que soient la sagacité et l'attention qu'on apporte dans ce travail, on n'arrive pas facilement à vaincre les difficultés les plus ordinaires. On a beau décomposer les mots en éléments simples, les examiner isolément ou en tenant compte du contexte, les comparer à d'autres vocables du même dialecte, les employer dans des phrases, les observer dans des tournures ou des expressions qui les contiennent, ils demeurent obscurs et vagues, et l'on n'arrive à avoir d'eux qu'un sens approximatif qui ne satisfait pas l'esprit. Leur sens précis et les nuances qu'ils peuvent exprimer continuent à échapper.
Mais si on se met à étudier d'autres dialectes, on retrouve souvent ces mêmes mots qu'on connaît vaguement déjà, ces mêmes racines qu'on a eu l'occasion de dégager, et parfois ces mêmes expressions qu'on a notées, avec un sens identique [...]. Ces ressemblances de sens et d'ordre morphologique [...] aident étrangement la compréhension. Elles permettent de préciser remarquablement le sens des mots. Rapprochement, comparaisons deviennent alors fructueux. D'où la nécessité de connaître plusieurs dialectes si l'on veut approfondir la connaissance de son propre parler. L'idéal consisterait à les connaître tous, et à fond — ce qui n'est pas facile. On pourrait alors travailler à retrouver la langue berbère dans sa pureté, en la dépouillant des innombrables emprunts et apports étrangers dont tous les dialectes sont farcis. Car il est vraisemblable qu'à l'origine, tous les Berbères du nord de l'Afrique devaient parler la même langue ou devaient tout au moins se comprendre facilement, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.
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Je suis Kabyle des Irjen. Je connais le dialecte zouaoua qui est ma langue maternelle que j'ai pratiquée et que je continue à pratiquer. Pourtant le sens précis de bien des mots que j'emploie couramment et à bon escient m'échappe. Ce n'est qu'après un séjour prolongé au Maroc où j'ai eu l'occasion de me mettre en contact avec les Chleuhs et les Imaziyen que je suis arrivé à saisir convenablement le sens de beaucoup de vocables appartenant au vocabulaire de mon propre dialecte. C'est ainsi que j'ai pu noter un grand nombre de mots marocains qui m'ont permis de préciser mes connaissances en dialecte zouaoua — Des exemples? Je peux en citer par dizaines.
Le mot tayrut, par exemple, plur. tiy°erdin est resté longtemps brumeux pour moi. Le sens de l'expression iyir deg yir (« bras dessus-bras dessous ») est demeuré aussi sans signification précise. Mais quand, au Maroc, j'ai appris qu'ryir signifie «épaule», l'expression iyir deg yir de chez nous et le mot tayrut ont vu leur sens se préciser.
J'ai souvent entendu employer en Kabylie l'expression afqir n Sidna eemmar, sans jamais saisir le sens d'afqir. Or, au Maroc, ce mot signifie «vieillard» dans le Moyen- Atlas et «adepte» au Talifalet. Je comprends maintenant l'expression ci-dessus de chez nous («adepte de la confrérie de Sidi eemmar»).
En zouaoua le tamis s'appelle ayerbal, mais il est une variété de tamis fait de tiges d'alfa qui sert à tamiser fin la farine de blé et qu'on nomme tallumt. D'où peut bien venir ce mot? [...]. Mais quand on le retrouve au Maroc avec une très légère modification et un sens semblable ou légèrement différent : tallunt ou tallun qui signifient «crible» chez les Zemmour et «tambourin» ailleurs, on comprend alors le tallumt kabyle.
Il en est ainsi de bien d'autres mots. Le azotem, pi. iwetmen, diminutif tawtemt, pi. tiwetmin de chez nous («testicule»), se retrouve au Maroc avec le sens de «mâle» (awtem), femelle {tawtemt). Certains berbérisants marocains l'emploient même en grammaire pour exprimer le masculin et le féminin. On comprend dès lors qu' awtem puisse chez nous signifier «testicule», cet attribut du mâle.
Snefdas : en zouaoua : «plier, faire un pli». En décomposant le mot, on s'aperçoit vite qu'il est à la forme à sifflante du verbe nnefdas qui lui-même est une forme passive du verbe fdes dont le sens précis est oublié. On retrouve aux Ait Izdeg le même mot, avec une interversion de lettres, dfes, qui signifie «plier». Voilà le mystère éclairci!
Le mot ansi : «d'où?» ansi i d kkid? «D'où viens-tu?» apparaît avec un sens clair lorsqu'on sait qu'aux Ait Izdeg, ansi signifie «endroit» — Ansi i dd kkid - «De quel endroit viens-tu?»
Et il en est ainsi de tous les mots qui suivent, tous connus en Kabylie et dont le sens s'éclaire quand on les rapproche des mots berbères employés dans différents dialectes marocains.
/... suit une liste d'une cinquantaine de mots kabyles obscurs rapprochés de termes marocains.]
La pérennité de la langue
Ce qui caractérise le plus les dialectes berbères, c'est sans contredit leur refus de mourir. Jamais ils ne se sont résignés à disparaître. Faisant unité avec l'âme même des habitants qui les parlent, ils ont résisté à tous les assauts. Même dans les régions qui ont subi en permanence les occupations séculaires des étrangers, même lorsque les populations ont adopté la langue des occupants, ces dialectes ont pu survivre envers et contre tous, sous des formes variées. Soit qu'ils aient obligé les mots étrangers à adopter les formes de leur moule linguistique, soit qu'ils aient imposés leur survivance sur le terrain, en toponymie par exemple.
On a essayé en vain durant des siècles et des siècles d'attenter à l'âme des habitants et à leur langue. Cette âme rebelle a résisté et ses moyens d'expression n'ont pas disparu. Cette forme de résistance à l'invasion, à l'occupation, à l'oppression constitue le caractère spécifique du nord de l'Afrique en général, de l'Algérie en particulier.
L'aire géographique du berbère reste encore aujourd'hui [...] ce qu'elle était autrefois. L'âme des habitants n'a pas changé non plus. C'est tout juste si, par endroits, elle s'est couverte d'un vernis étranger qui a tenté de l'étouffer. Mais dès qu'on gratte un peu, on la retrouve telle qu'elle était il y a des siècles. Et les ressemblances, les similitudes qu'on retrouve un peu partout chez les populations maghrébines aussi bien dans les parlers que dans les mœurs et coutumes prouvent l'unité de cette vaste aire géographique et des populations qui l'habitent.
Certes, l'apport linguistique étranger, les emprunts adoptés ou imposés sont très importants. Mais il n'est jusqu'à ces emprunts qui n'aient subi l'influence du milieu. Le Romain n'est pas arrivé à romaniser l'Afrique du Nord. C'est elle qui l'a berbérisé. L'Arabe a introduit sa civilisa-
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tion, sa religion, sa langue. Mais religion, civilisation et langue arabes n'ont pu s'acclimater que grâce aux adaptations multiples que leur a imposées le pays et le peuple autochtones. Si bien qu'en définitive il n'a pas pu assimiler entièrement ce peuple.
Tous les conquérants sont repartis, sérieusement marqués par le pays, emportant avec eux les traces indélébiles de leur séjour [...]. Le dernier en date, le Français qui est resté chez nous moins d'un siècle et demi, a subi la même loi. Avant un siècle, sa domination ne sera même plus un souvenir.
Phéniciens, Romains, Arabes, Portugais, Espagnols, Turcs et autres, car j'en passe, n'ont rien pu contre la résistance naturelle de notre peuple pourtant numériquement, économiquement et intellectuellement faible, mais dont l'âme si particulière et si originale est restée ce qu'elle a toujours été, l'âme maghrébine avec sa personnalité, sa civilisation, ses mœurs et coutumes, ses traditions et sa langue.
Les éléments humains étrangers minoritaires qui sont demeurés chez nous ont tous été assimilés par le pays. Ils se sont fondus dans notre peuple et font corps avec lui et ont perdu tout caractère distinctif. [...]
Le parler berbère n'est pas mort malgré toutes les vicissitudes subies. Des altérations nombreuses sont à constater. Des mots ont disparu, qu'on retrouve par endroit. D'autres — étrangers — ont été introduits par nécessité. Mais la morphologie, la forme de la phrase, les racines et les mots outils demeurent, sinon partout, du moins à travers tout le Maghreb. L'art, la poésie, la pensée, les coutumes, les traditions, la langue sont plus vivaces que jamais. Et c'est là l'essentiel. Et c'est là le miracle berbère!
[... suit un long développement sur la nécessité d'une étude systématique à grande échelle de la langue berbère]
Et nos arrière-petits-enfants sauront alors peut-être avec certitude que leurs ancêtres n'étaient ni Gaulois, ni Romains, ni même Arabes, mais simplement Nord-Africains, c'est-à-dire Berbères.
Conceptions politiques
« Vues sur l'avenir immédiat de l'Algérie» (écrit au cours de l'été 1962)
L'Algérie est maintenant indépendante. La souveraineté du pays est reconquise. L'appareil colonialiste détruit. Mais ce n'est pas tout de détruire. Il faut reconstruire. Voici comment je vois les premières assises à donner au pays.
Un gouvernement provisoire est en place. Il doit donner d'abord une Constitution au pays. Et pour cela il faut élire une Constituante. Provisoirement, l'armature administrative actuelle du pays peut être conservée et les élections à la Constituante se faire dans le cadre des départements existants.
Les huit années de Révolution ayant apporté bien des modifications dans les valeurs jusqu'ici reconnues, il n'y a pas suffisamment de recul dans le temps pour faire apparaître les nouvelles élites. Le scrutin sera donc difficile à faire sur les individus. Je pense qu'un scrutin de liste sera préférable aux candidatures individuelles. Dans chaque département, on pourrait donc former des listes homogènes de candidats qui affronteraient le scrutin en toute liberté.
Il faudra aussi définir les principes de la représentation populaire, les grandes lignes de l'administration du pays, la nature du pouvoir et le rôle des collectivités locales. Il y a ensuite les droits et devoirs des citoyens à déterminer, la garantie des libertés individuelles à fixer, l'égalité des citoyens devant la loi.
L'État doit-il être laïque? Les mots laïque et laïcité font très souvent peur aux croyants. Ils y voient un ensemble de lois restreignant la liberté religieuse et portant atteinte à leur foi.
A la vérité, il n'y a rien de cela. La laïcité n'a qu'un but : séparer le domaine spirituel du domaine temporel, cantonner les affaires religieuses dans leur domaine propre et ne pas permettre au pouvoir spirituel d'empiéter sur le terrain public; éviter qu'un cléricalisme envahissant et fanatique ne tente d'imposer sa loi aux citoyens de religions différentes ou qui ne pratiquent aucune religion. •
La laïcité a donc à sa base la liberté religieuse garantie, la tolérance obligatoire vis-à-vis de la pratique de toutes les religions et de toutes les conceptions philosophiques [...]. L'État restant étranger à la vie intérieure des organismes religieux, ne s*'immisçant en rien dans la pratique de la foi, sinon pour assurer la liberté de toutes les religions. Il se contentera de veiller
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au maintien de l'ordre public et à ce qu'aucune religion ne gêne aucune autre et à ce que des déviations ou des manifestations de nature à porter atteinte à la souveraineté du pays, ou à son intégrité ne puissent avoir lieu sous couvert de religion [...] Il est indispensable que l'État veille à empêcher toute extension dangereuse du pan-islamisme, du sionisme ou de mouvements chrétiens à tendances politiques extra-nationales.
Personnellement, je verrais avec satisfaction les trois religions organisées par leurs fidèles respectifs en toute liberté [...]. L'État pourrait même, dans une certaine mesure, aider [ces associations cultuelles] par des subventions réparties proportionnellement à leur importance numérique.
L'enseignement sera assuré par l'État. Ce service public est si important que l'État ne peut l'abandonner aux religions. Cet enseignement sera lui-même laïc, commun à tous les enfants, les cultuelles devant assurer elles, en toute liberté, l'éducation religieuse de leurs ressortissants respectifs, en dehors des heures de classe.
Telles sont à mon sens les grandes lignes dont on peut s'inspirer en matière religieuse et culturelle.
La coexistence d'éléments ethniques différents appelle un libéralisme institutionnel souple. Et l'État doit rester sensible aux aspirations multiples de tous les groupes qui composent le peuple, celles des majorités, comme celles des minorités. L'intérêt supérieur du pays doit dans tous les cas primer, sans toutefois avoir à brimer ou à anéantir les oppositions par l'arbitraire de l'État. L' État doit rester ouvert pour que sa conquête s'effectue dans la légalité et dans l'ordre.
Tiré du : Documents sur les précurseurs. Deux instituteurs kabyles : A. S. Boulifa et M. S. Lechani,
de Salem Chaker ;