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Pr. Med Lahlou

Le Pr Mohamed Lahlou à La Cité

Mohamed Lahlou est professeur à l'Université d'Alger, ancien professeur émérite à l'Université de Lyon. Ancien membre de l'exécutif national du Front des forces socialistes (FFS), il est coauteur de plusieurs ouvrages collectifs, notamment Demain l'Algérie (éditions Syros, 1995) et La Crise

algérienne : enjeux et évolution (éditions Mella, Lyon, 1998).

 

Entretien.

La Cité : Comment vivez-vous la «révolution» que vit l’Algérie actuellement ?

 

Mohamed Lahlou : « A titre personnel, je dirais que je la vis comme j’ai toujours rêvé de vivre de telles journées, c’est-à-dire, avec bonheur et espérance. Mais, j’apprends que l’armée vient de s’inscrire dans un projet de sortie de crise qui n’envisage pas de rupture avec le système et donne au pouvoir actuel toute la gestion de la période de transition. Cela ne va nullement dans le sens d’un changement tel qu’il est demandé, chaque jour, par les millions de manifestants. Je reviendrai plus tard sur les tenants et les aboutissants d’une telle situation. Pour l’instant, gardons le goût de cette révolution populaire qui est animée par tout un peuple et qui a libéré l’Algérie d’une lourde torpeur qui dure depuis plusieurs décennies. Ces dernières semaines ont libéré l’Algérie et la parole des Algériens ; ce sont certainement les meilleurs moments que le peuple algérien a vécus depuis l’Indépendance de notre pays ; et, c’est surtout les seuls moments qu’ont vécus tous ceux qui sont nés après 1962. C’est une véritable révolution qui a rassemblé tous les Algériens, toutes les catégories sociales, toutes les tranches d’âge et toutes les régions du pays. C’est une rupture avec tout ce qui a empêché l’épanouissement des idées, avec tout ce qui a enfermé la pensée dans l’uniformisation et l’interdit. Tout se passe à l’instar d’une marmite qui se débarrasse brusquement d’un couvercle qu’on a longtemps soudé pour empêcher toute respiration. Dans cette révolution, il y a donc, d’un côté, tout ce qui a privé les Algériens de la liberté et du droit et, de l’autre côté, cette revendication de la liberté et du droit. Il y a, d’un côté, ce que les Algériens ont vécu comme injuste et, de l’autre, la justice à laquelle ils aspirent. Nul ne peut ne pas comprendre cela, a moins de ne rien vouloir entendre. Pour quelqu’un qui a attendu, depuis son adolescence, une nouvelle ère de paix et de liberté, il n’y a pas de plus belle révolution que celle-ci, ni de plus belle réécriture de l’Histoire de son pays. »

 

Certains qualifient ce qui se passe de «Révolution du Sourire». Qu’en pensez-vous ?

« C’est une belle et juste image de ce que renvoie quotidiennement la rue algérienne. C’est vrai cette révolution est tellement pacifique, que les sourires emplissent chaque coin de rue. Des manifestations auxquelles participent des millions de personnes sans aucun incident, ne peuvent qu’être considérées, par des observateurs, que comme des moments de partage et de gaîté.

Disons que c’est une manière sympathique de rendre hommage au peuple algérien. C’est une révolution qui est surtout sérieuse par ses revendications et par la maturité de la jeunesse algérienne. C’est une révolution qui porte joyeusement des mots d’ordre d’un véritable changement au sein de la société et de l’état ; c’est une manière non violente de rompre avec un passé pour construire l’avenir. C’est, je dirais, une révolution forte et triomphante qui ne fracture pas, qui ne casse pas et qui ne fait pas peur. »

 

Des millions d’Algériens ont envahi les rues pour exiger une nouvelle Algérie. Hommes, femmes, filles, garçons, laïcs, islamistes,...ont manifesté ensemble pour une Algérie meilleure. Qu’elle est l’Algérie dont vous rêvez ?

« Vous me rappelez ma jeunesse. En 1962-63, alors que j’étais lycéen, j’avais rejoint le «Mouvement pour une Algérie Nouvelle» dont le rêve était de bâtir une Algérie Nouvelle libre, démocratique, tolérante et fraternelle. C’était mon rêve de jeunesse. Pendant de longues années, ce rêve était devenu une partie de mes aspirations. Aujourd’hui, je crois que ce rêve peut devenir réalité ; du moins, nous voulons ou nous exigeons qu’il devienne réalité.

Pendant de longues années d’interdictions et de répressions, ces espérances étaient enfouies dans la peur légitime et étouffées par la suffisance des voleurs de rêves. C’était la période de la chasse aux sorcières et de l’application de l’Article 120 qui imposait, pour respirer la politique ou pour occuper un poste de responsabilité, d’être encarté au parti unique : le FLN. Il y avait heureusement des voix plus «héroïques» qui essayaient d’éveiller les consciences et qui ont payé de leur vie ou par la prison et la torture. Aujourd’hui, dans les manifestations, nul ne désigne l’autre par autre chose que comme un manifestant pour la fin d’un système et la naissance d’une nouvelle République, que par ce partage enthousiaste de construire une Algérie Nouvelle. C’est une rue algérienne mélangée, parce que ressemblant à ce que l’Algérie est réellement. L’Algérie qui a manqué de liberté et de diversité s’est retrouvée telle qu’elle est avec ses diversités qui sont libérées mais qui marchent ensemble pour un destin commun. Ce qu’il faut protéger et défendre, c’est l’esprit de tolérance et de démocratie qui anime actuellement l’image de cette Algérie Nouvelle. C’est cela qui est l’Algérie à construire, même s’il est vrai que cette unanimité a ses opposants et ses destructeurs. C’est un pari qui ne doit pas nous échapper. Certains, habitués à tordre le cou à toutes les libertés, tenteront de troubler ces  manifestations d’une société ouverte, mais ils ne peuvent pas perturber le cours de l’Histoire.»

 

Deux questions en une : Les Algériens ont-ils appris des expériences passées ? Une Algérie pour toutes et pour tous est-elle possible ?

« C’est vrai que ce qui se passe en Algérie était inattendu pas seulement à l’étranger, mais également en Algérie. Les Algériens eux-mêmes ne s’y attendaient pas ; ils ne pensaient même pas que cela était possible. Ce qui l’a rendu possible, c’est la colère d’un peuple qui a subi trop d’injustices et qui a vu passer trop de passe-droits. Les médias étrangers ont repris des images qui font honneur au peuple algérien et que devraient reconnaître les plus récalcitrants à un changement.

Il ne faut pas oublier que le peuple algérien est un peuple des défis qu’il lui est arrivé de payer cher, comme le 8 mai 1945 ou le 11 décembre 1960. Cette fois-ci, en février et mars 2019, le peuple et les forces de sécurité ont adhéré en toute communion aux mêmes espérances ; d’un côté comme de l’autre, il y a eu ce besoin de complicité pour que tout se passe bien et que les revendications soient des moments de partage citoyen.

Le peuple algérien est un peuple qui a une mémoire ; il a la mémoire du Printemps berbère de 1980, celle du printemps noir de Kabylie en 2001 et celle du 5 octobre 1988.

Il n’a pas non plus oublié la décennie sanglante des années 90 qui a laissé des traumatismes multiples dans toutes les couches de la société. Toutes ces mémoires ont été autant d’expériences pour les citoyens que pour les forces de sécurité. Elles sont certainement pour beaucoup dans ce désir d’une Algérie pour tous et pour toutes, pour une idée d’une nation animée par le désir de vivre ensemble et de construire ensemble l’avenir. C’est l’idée d’un destin commun qu’il faut protéger pour les générations à venir. Cette idée accompagne l’esprit républicain et l’idéal démocratique ; c’est là que se trouve la raison même des manifestations auxquelles nous assistons depuis plus d’un mois.»

 

L’Occident a finalement découvert des Algériens qui aiment la vie et la joie, image dont certains disent que la diplomatie n’a pas su défendre la réalité dans le monde. Partagez vous  ce sentiment ?

« Il est vrai que pendant longtemps l’Algérie a souffert, à l’étranger et en particulier en France, d’une image qu’on lui a collée injustement. Il faut d’abord rectifier une chose importante, c’est que la Révolution algérienne et la résistance de son peuple pendant sept années et demie de guerre ont suscité l’admiration du monde entier. Alger, au lendemain de l’Indépendance était appelée «La Mecque des Révolutionnaires» pour tous les mouvements en lutte pour la liberté et la dignité de leurs peuples. Cette réputation a été gâchée en particulier par l’instauration d’un régime autoritaire et répressif sous Boumédiène. Il faut ajouter aussi que certains mouvements, nostalgiques de l’Algérie française, ont mené des campagnes des plus détestables contre notre pays. Pour couronner tout cela, les ambassades et consulats algériens, au lieu de s’occuper de défendre l’image de marque de l’Algérie, se sont adonné à un travail de police politique à l’encontre des communautés algériennes à l’étranger. Il est regrettable que nous n’ayons pas eu, pendant de longues années, de véritables diplomates et que les postes de diplomates ont été très souvent distribués pour services rendus ou pour cultiver des alliances politiques, amicales ou familiales. Il ne faut pas non plus oublier que les années de violence terroriste en Algérie, les attentats islamistes à l’étranger et puis les guerres civiles en Irak, en Syrie et en Libye n’ont pas protégé l’image de l’Algérie. Le peuple algérien vient d’effacer toutes ces images négatives et de montrer à la fois son courage pour défendre sa liberté, le civisme de sa jeunesse qui aspire à une vie meilleure et la retenue de ses services de sécurité qui ont été d’une dignité exemplaire.»

 

Comment voyez-vous la suite de cette révolution et qu’elles sont, selon vous, les erreurs à ne pas faire ? Etes-vous pour ou contre le fait de doter cette révolution de représentants ?

"Aucune révolution ne peut être un fleuve tranquille", parce qu’elle n’est pas seule, qu’elle a, en face d’elle, des forces de résistances et qu’elle peut être traversée par des difficultés internes aussi bien en ce qui concerne les choix stratégiques qu’en ce qui concerne la gestion politique du mouvement.

Ce qui unit le mouvement de revendication actuel, ce sont deux mots d’ordre essentiels : le rejet de la candidature de Abdelaziz Bouteflika pour un nouveau mandat aussi court soit-il et la fin du système politique qui a géré le pays depuis 1962 et qui est considéré comme responsable de tous les malheurs de l’Algérie. Ce sont les slogans du «dégagisme» qui animent les grandes manifestations depuis le premier jour et jusqu’à ce jour. Le problème vient du fait que le pouvoir reste sourd à ces revendications et qu’il utilise toutes les ficelles, toutes les manœuvres et toutes les ruses pour provoquer une illusion de changement qu’il ne voit que dans sa propre continuité. Depuis, le sacrifice

par Abdelaziz Bouteflika de l’idée d’un cinquième mandat électoral pour un mandat sans élection, jusqu’à l’application de l’article 102 pour une restitution de Abdelaziz Bouteflika avec un sauvetage du système pour assurer la transition, l’Algérie voit chaque jour une rue qui est confrontée à un rejet de ses revendications fondamentales. C’est là que sont tous les risques d’une radicalisation d’un côté comme de l’autre et d’une manipulation vers l’aventure. Personne ne prendra le risque d’une telle dérive. Si d’un côté, il y a un pouvoir identifié par les institutions qu’il représente, il y a, dans ce même pouvoir, des forces occultes invisibles et non identifiables. D’un autre côté, un peuple de plusieurs millions de personnes ne peut être représenté par des individus ou groupes qu’il n’a pas mandatés et ni les réseaux sociaux, ni la presse, ni des forces externes ne peuvent lui substituer une autre légitimité. Il faut cependant encourager et entendre toutes les personnalités, les voix et les contributions pour aideront à la sortie de crise. Pour obtenir une adhésion du peuple, il faudra que lui soit garantie une transition démocratique pour un changement de système ; c’est ce qui représente l’essence même de la mission qu’il s’est donnée...

                                                    Entretien réalisé par  Hafit Zaouche

"Aucune révolution ne peut être un fleuve tranquille"
"Aucune révolution ne peut être un fleuve tranquille"
"Aucune révolution ne peut être un fleuve tranquille"
Tag(s) : #Articles de Journaux, #Lahlou Mohamed
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