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Un passé riche et énigmatique

Par : Aomar Sider

 

Entrée de la Casbah de Bejaïa

La Casbah de Bejaïa est, en toute logique, le site historique le plus important de cette ville du fait qu’elle témoigne d’une succession de plusieurs civilisations. Elle a été occupée par les Hammadite, les El-Mouhad, les Espagnols, les turcs et les Français. D’autres voix prétendent que même les Romains sont passés par là. Cela n’étonnerait pas outre mesure puisqu’ils ont occupé la ville pendant plusieurs siècles du temps où elle faisait partie de la Mauritanie césarienne (et s’appelait Saldae) et vu les multiples vestiges encore présents de nos jours. Cela dit, le problème d’utilisation de  la même assiette comme site urbain est, du reste, fréquent dans des villes comme Bejaïa, car chaque civilisation efface les traces de celle qui l’a précédée.

Ce casse-tête des archéologues n’est souvent élucidé que par des fouilles. Dans notre cas, si celles-ci révèleraient les traces des Romains, le site serait classé patrimoine national sous la protection de l’Unesco. Ce serait une fierté pour l’Algérie en général et Bejaïa en particulier. Nous apprendrons, par ailleurs, que sa partie espagnole est proposée pour la conférence permanente des sites historiques de la Méditerranée dont la prochaine réunion se tiendra cette année en Palestine.

 

Casbah de Bejaïa vue de la gare SNCF

De près de 1,5 ha de surface, la Casbah de Bejaïa se situe à l’ouest du port, derrière le T.R.B (Théâtre Régional de Bejaïa) qui l’escamote du côté nord et à l’est elle est en face de la gare S.N.T.F qu’elle surplombe d’au moins 20 mètres par un talus naturel. Ce dernier doit avoir sûrement joué un rôle prépondérant dans le choix de ce site, car il offre un excellent rempart contre les attaques terrestres. De plus, il est aisé de surveiller de là la mer dont les vagues échouaient à ses pieds, avant la construction du port (tel qu’il est à présent) par les Français quelques décennies après leur arrivée. Ce pourquoi tous ses occupants l’ont utilisé dans un but purement militaire à l’exception des El-Mouhad qui en ont fait une cité gouvernementale. C’est ce qu’indique une plaque rouillée rivée à côté de son unique entrée donnant sur la rue qui longe partiellement la partie orientale de l’enceinte de la citadelle.

De ce côté de la citadelle, un mur d’une dizaine de mètres de hauteur est construit en brique pleine et surmonté d’une tour de garde avec meurtrières. L’œuvre compte parmi les fortifications réalisées par les Espagnols pendant la courte période de leur occupation (la Conquista) de la ville de Bejaïa (1510-1555) comme le fort Gouraya et Bordj Moussa (musée).

   Deux inscriptions commémoratives écrites en latin sont placées au-dessus de la porte d’entrée. Celle de gauche donne la date exacte de la prise de Bougie sous l’égide du puissant roi Ferdinand. « Ferdinand V, illustre roi d’Espagne a enlevé cette ville par la force des armes aux perfides enfants d’Agar (1509). »

   Cette femme serait d’après M. Abdenouri archéologue (Notre guide, qui nous a traduit ce texte) la femme illégitime d’Abraham. La 2e inscription (à droite), quant à elle, énonce : « Cette ville a été pourvue de murailles et de forteresse par l’empereur Charles Quint l’Africain petit-fils et successeur de Ferdinand. A Dieu seul l’honneur et gloire. L’an 1545 ».

En entrant par cette porte dans La Casbah, une maison à patio nous fait face. Vu son architecture, elle est très probablement turque, comme celle de La Casbah d’Alger, mais sans aucune inscription ni datation pour être sûr qu’elle n’est pas, elle aussi, œuvre des Espagnols. Tout au bout du site et sur toute sa largeur (car étant le point faible du fort) les Espagnols ont édifié deux imposants bastions d’au moins 15 m de hauteur. La terrasse qui les unit est bordée d’un chemin de garde pourvu d’emplacements de canons. Pour un romantique, l’endroit offre une superbe vue panoramique de la ville, de sa baie et de toute la région. Les Français y sirotaient leur liqueur…

 

Casbah de Bejaïa côté Est

 

L’ENIGME DU COIN ESPAGNOL

    Au-dessus, le fort est divisé en trois espaces : une salle rectangulaire et une autre circulaire, en sous-sol, mais dotée de bouches d’aération. Entre les deux, il existe un autre espace aussi important, mais sans aucune porte d’entrée. Il est hermétiquement et mystérieusement fermé tel un bunker. A moins que son entrée ne soit cette petite ouverture ressemblant à une tanière qu’on peut voir sur la terrasse. Seulement son état délabré n’inspire pas confiance pour une éventuelle exploration ; et l’énigme reste entière pour ce coin espagnol.

    En revanche, de toutes les réalisations des Français pendant leur occupation du site, seules les écuries implantées sur le flan ouest sont en ruine. Celles-ci seraient construites sûrement au début de leur invasion (en 1833) du temps où le cheval était l’unique moyen de déplacement rapide. Les autres constructions répondant à leurs besoins militaires sont encore intactes : la boulangerie, le réfectoire, l’infirmerie, l’hôpital. Aussi ont-ils détourné la fameuse mosquée de sa vocation première qui était le culte et la science pour en faire un chalet-dortoir. Pour ce faire, ils ont réduit toutes les fenêtres et supprimé le mihrab qui devint alors l’entrée principale, sans rien modifier fort heureusement de son architecture. Cette mosquée et son architecture suscitent un grand intérêt aussi bien pour l’archéologue que pour l’historien de par son passé riche et énigmatique.

A ce titre, on se pose en vain la question, était-elle cette cité dont beaucoup d’écrits disent qu’elle a rayonné sur toute la Méditerranée pour qu’on y vienne d’Europe et d’Orient chercher la science et la théologie ? On dit aussi que l’éminent sociologue et historien Ibn Khaldoun y a enseigné et aurait écrit une partie de son chef-d’œuvre la Mouqaddima. Cependant un historien de renom, en l’occurrence DE Beyle, situe la construction de cette mosquée dans sa Kalaâ deIbn Hemmad (P.107) au XVIIIs, c’est-à-dire à l’époque turque, sans pour autant étayer sa conclusion.

    Serait-ce le bois retrouvé dans les 12 piliers ? Car, effectivement le bois est un élément architectural utilisé dans un but antisismique par les Turcs. Cette datation est contredite à force de preuves par ceux qui attribuent sa construction aux El-Mouhad pour sa ressemblance frappante avec celle de Mellala (Ouarigoul , à quelques km à l’ouest de Bejaïa où naquit cette dynastie qui a régné sur le Maghreb au XII s.,) à l’exemple de son mihrab orienté mystérieusement vers le sud-est contrairement aux autres orientés exclusivement à l’Est et aussi à la disposition de ses nefs…

     Cela n’empêche que certains y trouvent à redire en prétendant que cette mosquée existait déjà à l’époque des Hammadite (dynastie déchue par celle d’El-Mouhad) qui a fait de Bejaïa sa capitale après avoir fuit sa kalaâ de M’sila, suite à l’invasion des Bani Hillal. Pendant leur règne (XI s), Bejaïa était un carrefour du savoir et une ville cosmopolite où coexistaient toutes les cultures de même que certaines libertés de mœurs…

 

IBN TUMER  EST PASSE PAR LA 

Cet état de fait n’a pas laissé indifférent Ibn Toumert (originaire du Haut Atlas marocain) qui, après avoir étudié à Cordoue (Espagne) et en Orient, est revenu au Maghreb et s’est installé à Bejaïa vers 1116 pour s’ériger en censeur des mœurs. Pour ce faire, il a usé surtout de la prédication mais aussi de la violence avant d’en être chassé vers Mellala. C’est là qu’il fondera en 1120 sa dynastie, basée sur l’orthodoxie et l’unicité, d’où son nom « El Mouahidoun ». Cela pour dire qu’avant l’avènement de sa dynastie, il existait déjà à Bejaïa une célèbre mosquée où il put développer et enseigner sa doctrine. Serait-ce la même, sujet de notre écrit ? Si c’est le cas, rien ne le prouve ni ne subsiste en apparence.

    Seulement, le doute persiste quand même, car les adeptes de cette thèse émettent l’hypothèse suivante : la mosquée serait érigée sur celle primitive des Hammadite tombée en ruine ou détruite par les El-Mouhad pour la façonner à leur manière… Ainsi dans ce but ou dans un autre, chacun des occupants de La Casbah a apporté sa touche (ou restauration) à cette mosquée. Et les Espagnols dans l’esprit de la « Conquista » et de la croisade l’ont transformée en église en moulant des crucifix au bas des quatre coins de chaque coupole comme signe ostentatoire du christianisme. D’ailleurs, c’est aussi dans cet esprit qu’a été rédigée la 1re inscription (citée plus haut) au-dessus de la porte d’entrée : « Enfants perfides d’Agar… ». Ce qui dénote clairement l’esprit vengeur de ses auteurs.

   Revenons à notre mosquée sujette à la controverse. Celle-ci est un rectangle irrégulier de près de 400 m2 et se situe au milieu de La Casbah. Elle est subdivisée en 5 nefs dont la principale est celle du milieu qui se termine par un mihrab qu’ont supprimé les Français. C’est aussi le long du toit de cette nef que sont disposées les 3 coupoles de la mosquée. La plus grande d’entre elles est à moitié détruite et le reste de l’édifice (monument) menace à tout moment de s’effondrer. La désagrégation du bois placé par les Turcs dans les piliers peut en être l’une des causes, mais d’autre part le poids des siècles et le manque d’entretien en seraient aussi d’autres facteurs.

LA CASBAH FERMEE AU PUBLIC 

     Toujours, est-il que la dégradation serait encore, sûrement plus avancée si l’APC, dans un geste salutaire en 1990, n’avait pas procédé à l’étayement de l’intérieur de la mosquée avec du bois. Ce palliatif  n’a pas pour autant endigué  la menace de ruine. Chose que, par chance, n’ignore pas le ministère de la Culture et précisément l’Agence nationale de l’archéologie qui a pris une sage et heureuse décision de rebâtir cette prestigieuse mosquée.

    En effet, d’après les informations recueillies auprès de M. Mahi directeur du musée et des sites historiques, une enveloppe budgétaire a été dégagée, après étude, pour la restauration de la mosquée avec son plan architectural typiquement El-Mouhad. Un cahier de charges a été élaboré et un avis d’appel d’offres a été émi dans la presse nationale pour soumission. Un entrepreneur serait déjà retenu et les travaux commenceraient incessamment.

      Une bien louable initiative surtout si elle augurait une suite de restaurations d’autres monuments et sites historiques, dont la ville de Bejaïa, compte parmi les plus riches du pays. Malheureusement, ceux-ci sont tous dans un état de délabrement avancé et souffrent d’un manque d’entretien flagrant. La Casbah de Bejaïa n’a pas échappé à ce laisser-aller, car outre les mauvaises herbes, on peut même voir des arbustes pousser sur les terrasses et les murailles. Pourtant, il est connu que leurs racines en se développant provoquent de larges fissures d’où pénètrent les eaux de pluies, ennemies des constructions.

    Notons par ailleurs, que par mesure conservatoire, La Casbah est fermée au public depuis juin 1996. Seules sont autorisées les visites ciblées (telles celles pour études) sous la responsabilité de la direction du musée et des sites historiques, dépendant du ministère de la Culture.

   Réhabiliter nos monuments et sites historiques, c’est réhabiliter notre histoire et notre culture nationales. Cela redonnera à nos villes leur prestige et leur cachet touristique.    

                                  Mardi 8 février 2000   Aomar SIDER    

 

La Casbah de Bejaïa
La Casbah de Bejaïa
La Casbah de Bejaïa
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La Casbah de Bejaïa
La Casbah de Bejaïa
La Casbah de Bejaïa
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Tag(s) : #Histoire, #Sider Aomar, #Patrimoine culturel immatériel
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