Les Beni-Yenni sont en fuite partout ; les quatre colonnes de l'armée expéditionnaire, réunies contre eux, reprennent leurs destinations séparées, ou se reposent. La colonne Chapuis quitte le contre-fort de Taourirt-Amokran et retourne à ses travaux pacifiques de Fort-Napoléon. La division Mac Mahon, descendue en partie jusqu'au bord de la vallée des Yenni, reprend ses bivouacs d'Ichériden, en attendant l'heure de poursuivre son triomphe contre les Menguillet rassemblés dans Aguemoun-izem, le dernier des villages raten. Les divisions Renault et Jusuf, établies sur la crête principale des Yenni, n'ont plus devant elles d'ennemis sérieux à combattre. Le petit village de Taourirt-el Hadjaj, situé à mille ou douze cents mètres de Taourirt Mimoun, est encore au pouvoir des Yenni, et ses défenseurs attardés entretiennent une fusillade insignifiante avec les postes avancés de la division Jusuf : quelques Kabyles, dispersés dans les ravins qui bordent leur territoire, tirent çà et là contre les grand'gardes des deux camps ou les camps eux-mêmes des coups de feu isolés et perdus. Mais avec une seule compagnie on aura facilement raison de Taourirt-el-Hadjaj et de ses défenseurs.
A part les grand'gardes, personne ne songe à l'ennemi, personne ne regarde seulement d'où partent les fumées de ses coups, et chacun tue les heures selon sa nature ou le caprice qui l'anime.
La plupart, assis en philosophes, à l'ombre des frênes ou des figuiers, attendent patiemment les mulets et les bagages, qui n'arrivent pas. D'autres, les inquiets ou les prévoyants d'avenir, procèdent à leur campement futur, choisissent, règlent, préparent d'avance et la place de leur tente et jusqu'à la position de lieu " lit. Quelques-uns, les curieux avides de spectacles nouveaux, errent par les villages kabyles et s'en vont, officiers et soldats, le fusil au dos ou le cigare aux lèvres, regardant tout. Les Turcos servent de cicérones; la plupart sont Kabyles ; chacun d'eux a quitté son village, il y a quelques années à peine : vainqueur des siens il se fait orgueil et joie d'expliquer sa patrie. Tout en eux est animé et pittoresque : le costume, le geste et jusqu'à la langue qu'ils parlent, idiome cosmopolite, à la fois kabyle, arabe, français, espagnol et italien. Jamais visiteurs de palais impériaux n'ont eu, pour les guider, suisses plus méthodiques et plus dévoués causeurs. Par l'industrie de leurs habitants, l'agencement, la forme et le nombre des maisons, les villages yenni sont les plus importants de la Kabylie et ceux qui ont le plus de similitude avec nos anciens bourgs chrétiens. En voyant chacun d'eux, on se figure découvrir une petite ville du premier moyen âge, oubliée par le temps sur les montagnes de l'Afrique, une bourgade conservée dans sa forme primitive, comme ces cités-momies fraîchement déterrées des cendres du Vésuve. A part les défenseurs chrétiens avec le heaume, la lance et l'arquebuse, rien n'y manque : ni les remparts, la porte close, les meurtrières, l'aspect de prison, ni le fouillis entassé des maisons, ni les ruelles confuses comme un labyrinthe, ni même le désordre et la saleté des rues.
Comme tous villages ou hameaux kabyles, Ait-el-Hassem, Ait-el-Arba et Taourirt-Mimoun s'élèvent perchés en nids d'aigles sur trois pitons escarpés : chacun d'eux est entouré de précipices ou de pentes abruptes, d'accès difficile : on n'y peut arriver de plain-pied que par un seul côté, par un chemin sans arbres, découvert et placé sous le feu plongeant du village. Une muraille de défense, haute de quinze à vingt pieds, irrégulière, mal construite, épaisse et droite, entoure le bourg par tous côtés.
Des maisons sont situées sur ces murs et les composent en partie, inégales, bâties selon le besoin de chaque habitant, mais n'ayant pour ouvertures extérieures que des meurtrières. Il n'y a, pour tout le village, qu'une porte étroite, voûtée, massive, faite pour être fermée toujours : porte de forteresse, qu'une catapulte n'ébranlerait pas. Village, murs, maisons, portes, tout est construit en vue du siège et de la défense; on sent que la guerre, la lutte incessante, la vie de surprises, d'attaques, de refuges subits, est la vie des habitants de ces forteresses. Dans les villages, c'est le moyen âge encore : On ne trouve que ruelles étroites, enchevêtrées les unes dans les autres, sans prévision, sans règle, sans motif, selon le hasard et le besoin de chacun; que maisons uniformes, enfumées, basses, aux toits chargés de tuiles massives; que portes difficiles et ouvertures étroites, inégales, haut percées, comme jalouses, craignant le regard, le coup de feu ou l'invasion armée du voisin. Les seuls monuments publics de chaque village sont la mosquée et la djemma ou hôtel de ville.
La mosquée ressemble, au dedans comme au dehors, à une grange de moyenne dimension, surmontée d'un pigeonnier carré. Mais, quelle qu'elle soit, la maison du Seigneur est toujours la plus vaste de la bourgade et la seule qui ait droit à un étage complet au-dessus des autres. Ainsi le veulent les mœurs et l'antique loi kabyles. Tous les hommes sont égaux sur la terre : excepté Dieu, personne ne doit posséder une demeure plus haute que les demeures de ses concitoyens. Sur ce point, comme sur tout ce qu'elle règle, la vieille coutume berbère est absolue; et nul n'oserait enfreindre la coutume des aïeux, la loi par excellence, le palladium sacré, qui a passé immuable à travers les générations. Solitaires et respectées de par la religion, les mœurs et la loi, les mosquées kabyles dominent invariablement chaque village. La djemma ou mairie, la chambre des représentants, la salle des comices, l'hôtel de ville enfin, se compose d'une grande pièce, généralement située sous le porche même de la porte du village. Des dalles en pierres taillées, maçonnées sur le sol, à trois pieds de hauteur, garnissent tous les côtés de la salle et font office à la fois de tables et de sièges pour les assemblées. C'est là que les Kabyles viennent discuter toutes les questions de politique qui concernent leur race, leur tribu, ou plus souvent leur village, élire leurs maires ou amins, plaider leurs procès, vivre, en un mot, toute leur vie nationale de misère, de querelles et de guerres — mais de liberté. La salle est nue... . Mais nu comme la main, Nu comme un plat d'argent, nu comme un mur d'église, Nu comme. . .
Il n'y a place, ni banc privilégié meilleur ou plus élevé, pour personne. Orateur, amin, président d'âge ou de choix, citoyens, tous égaux, tous se tiennent là pèle-mêle, assis sans ordre. Les dalles des bancs sont polies par l'usage et marquées en tous sens d'incisions au couteau; comme dans nos salles de séances publiques ou d'études, les tables sont incisées au canif et les bancs lustrés par les stations des députés passagers. A regarder un instant cette salle, et sur tout ces pierres nues, usées, vieillies en leur place, comme des marches d'église, on devine que des générations ont dû venir là l'une après l'autre, avec mêmes mœurs, s'assembler, s'asseoir, discuter et se remplacer sans changements.
Étrange peuple, qui a vu dans la plaine, à ses pieds, des civilisations entières se succéder, et qui les a toutes repoussées pour garder plus précieusement sa liberté sauvage ! Étrange peuple, vieux comme le monde, et cependant resté jeune à travers sa vieillesse !
A part la mosquée et la djemma, on ne trouve dans les villages kabyles ni monuments, ni promenades, ni jardins, ni maisons de plaisirs communs. La vie de famille a seule, avec la réunion religieuse ou politique, droit d'asile dans les murailles de la bourgade.
A l'intérieur, la plupart des maisons ont un aspect général uniforme, qui, sauf les étages et l'ameublement, rappelle quelque peu les vieilles maisons des vieux bourgs d'Europe. Sur une cour commune, étroite et irrégulière, fermée par une porte commune, sont installées trois ou quatre bâtisses distinctes, appartenant à plusieurs familles ou aux différentes branches d'une même famille. Chaque maison a devant elle le tas de fumier de ses bestiaux et les gros outils de son travail quotidien. Chacune d'elles n'a qu'une porte ou deux à peine, et pour fenêtres des ouvertures étroites, qui ne laissent entrer que l'air, sans pluie ni soleil, et permettent de Voir au dehors sans être vu. Selon le goût de ses habitants divers, la cour commune abrite des poules (dont on ne voit que les traces), des abeilles ruchées dans des troncs d'arbres creux, des légumes et même des fleurs. Souvent un noyer, des amandiers, dont les troncs et les branches sont enlacés par des vignes sans fin, étendent leurs libres rameaux jusque sur les toits voisins. Dans un coin de la cour, des pots de terre ou des caisses en bois sont rangés côte à côte, remplis de fleurs, comme s'ils ornaient le balcon célibataire d'un rentier du Marais ou de Rouen, .,. .. La ville aux vieilles rues. Si Kabyle qu'il soit, pour adoucir ses heures solitaires, l'homme a besoin bien souvent d'un peu de fleurs, de parfums, de nature souriante : comme une vieille maison, pour égayer ses longs jours, a besoin des rires joyeux d'un jeune enfant.
Extrait de :"Récits de Kabylie_ Campagne de 1857_ de : Emile Carrey. 1858
NB :
Il était évident, que toutes ces rudes batailles perdues, que la guerre le sera aussi. Les villageois s’attendaient aux représailles pour avoir farouchement résisté, les maisons seront incendiées et pillées par les vainqueurs et leurs nouvelles recrues. Ils ont donc caché les choses précieuses comme les portes des maisons, qui sont de véritables œuvres d’art … Mais aussi des documents importants, le lieu dit : “Ifri n telva“ est cité avec cette révélation...