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Lecture mythanalytique de Nedjma. Par Malika Boukhelou, au colloque sur Kateb Yacine, le 29 au 31 octobre 2012 à la Maison de la culture Moulou Mammeri.

« L’histoire est écrite par les vainqueurs, et elle a fait de nous les maudits, mais les amants vrais de la liberté vraie,[1] » déclarait Mouloud Mammeri.

« Car notre histoire n’est écrite nulle part, mais aucun fil n’est jamais rompu pour qui recherche ses origines.[2] » Kateb Yacine.

  Il semblerait donc que c’est en partie en vue de dresser monument à l’Histoire en s’érigeant historiens de leur nation colonisée que les écrivains algériens entreprennent d’écrire leurs œuvres romanesques. C’est ainsi que le passé ayant-été et révolu- que le discours colonial s’était fait fort de réduire à néant-, devient une sorte d’enjeu dont les écrivains maghrébins, dans leur majorité, s’emparent dans la visée de le réhabiliter et de fonder une nouvelle voie de salut. L’écrivain colonisé et les siens ne sont désormais plus décors ni simples objets de l’histoire, mais ils redeviennent sujets d’une histoire qu’ils écrivent, qu’ils décrivent et retournent contre celle qui leur fut infligée. Kateb Yacine est de ceux-là, et s’il n’est pas le premier, du moins est-il le plus véhément[3], puisqu’il a compris que l’on ne peut déconstruire une histoire ou un mythe, qu’en lui en imposant et en lui opposant un contre-mythe[4], une contre-histoire. C’est bien pourquoi ses récits, notamment le roman fondateur qu’est Nedjma, sont élaborés de manière à contrecarrer un discours, à neutraliser une présence, à déstructurer une idéologie et ce, jusqu’à la déstructuration des règles aussi bien énonciatives que formelles. 

 Nedjma est tout à la fois une immense fresque romanesque, une palette de tableaux et de médaille[5], un recueil de carnets et de témoignages, mais surtout un récit qui mobilise un formidable arsenal de stratégies narratives mettant en branle la mémoire se déployant non seulement comme réminiscence et anamnesis, mais aussi comme conservatoire du passé et surtout « accoucheuse » d’avenir.

    Et paradoxalement, ce récit, dont le thème principal semble être le présent colonial, ne s’attarde pas outre mesure sur cette période, qu’il décrit certes, mais d’une manière anecdotique, tandis que le passé millénaire, lui, est évoqué à grands renforts d’épopée, et cela à un point tel qu’il ne serait pas exagéré de parler d’une volonté d’historicisation de l’écriture katébienne qui, s’appuyant sur le passé, redit et/ou contredit le présent pour annoncer le futur.

   Au cours de cet exposé, nous allons voir dans un premier temps, comment le recours à l’historicisation du passé immémorial peut être à même de nier un présent honni et ce, jusqu’à son évacuation totale dans le récit. Dans un deuxième temps, nous verrons comment l’auteur ouvre une parenthèse mythique et ce- en plein cœur du récit/roman- au centre du Centre même- en vue d’enraciner l’Histoire et de la « consacrer » en recourant à la réeffectuation du mythe fondateur.

    Nous tenterons, dans un troisième temps, de voir dans quelle mesure cette œuvre, qui renverse et inverse tous les codes imposés jusque-là par la culture dominante, peut être classée parmi les œuvres postcoloniales majeures.

    Si l’époque coloniale est si « pauvrement » décrite, si succinctement  réduite, si laconiquement évoquée, et si en revanche, le passé millénaire est rappelé avec vigueur et ampleur, nous pouvons saisir la logique interne qui promeut pareille dynamique en nous référant à Paul Ricoeur[6], qui soutient que tout mort et dépassé que soit le passé, sa réeffectuation est possible, et cette réeffectuation devient d’autant plus aisée si elle est sous-tendue par ce sentiment si particulier de dette et d’héritage induit et entretenu par la mémoire atavique et collective. Mais plus important encore, insiste Ricoeur, la dette présente ce pouvoir de relier « l’être affecté par le passé au pouvoir être tourné vers le futur. La dette relie l’espace d’expérience à l’horizon d’attente. »[7]

    Une telle posture exige une excellente connaissance de l’histoire dont les conditions se trouvent être celles même de sa possibilité. L’historien Koselleck soutient en effet que « Les conditions réelles de possibilité d’une histoire réelle sont en même temps celles de sa connaissance »[8], et d’ajouter que « Espoir et mémoire ou, d’une manière générale, attente et expérience (…) sont constitutifs à la fois de l’histoire et de sa connaissance et la constituent en montrant et en construisant jadis, aujourd’hui ou demain, le rapport interne existant entre le passé et l’avenir. »[9] Les conséquences épistémologiques d’une telle observation s’avèrent  par conséquent considérables, car en réintroduisant rétrospectivement de la contingence dans l’histoire, elles fracturent le déterminisme historique.

C’est sans doute cette idée de dette qui, dotant l’écrivain de la faculté de pouvoir se reporter en imagination à un moment quelconque du passé comme ayant-été présent, et donc comme ayant été vécu par les gens d’autrefois à titre de présent et donc de leur passé et de présent de leur futur, lui inspire ce faisant le désir irrépressible de ressusciter les siens et leur passé. Et c’est ainsi que Kateb Yacine, natif d’une culture traditionnelle orale, justement très tôt initié à la culture occidentale, va user de la seconde pour glorifier la première, autrement dit prendre à César pour rendre à Jugurtha. C’est donc la culture scripturaire occidentale qui est ainsi mise à contribution dans la visée d’historiciser la culture millénaire transmise par la mémoire. Et cette mémoire revient en sourdine d’abord, puis avec de plus en plus d’ampleur et de tonalisation, elle innerve le texte, redynamise le récit, donne foi et force au discours, au passé qu’elle réactualise et mythifie, cependant qu’elle dé-mythifie le présent-colonial- et l’invalide. Observons combien le poids du passé et son enracinement enracine le texte katébien avec une vigueur des plus profondes grâce à cette métaphore doublement filée sur le mode de la profondeur et de la hauteur :

 « Elevée graduellement vers le promontoire abrupt qui surplombe la contrée des Haut -plateaux couverts de forêts, au sol et au sous-sol en émoi depuis les prospections romaines et les convois de blé acheminés par les Gênois pour finir impayés dans les silos du Directoire, Constantine était implantée dans son site monumental, dont elle se détachait …[10] »

     Le temps de  l’ « autrefois» s’impose en imposant ce passé ayant-été, avec une durée et une densité extrêmes. Et le récit dresse alors monument à l’histoire, à la ville monumentale qu’il érige en toit du monde, en ville inexpugnable, depuis les Romains jusqu’au Directoire, et ce n’est point fortuit si le récit/roman, qui se termine en spirale, s’achève par la mention de ces villes fondatrices: Constantine et Bône[11].

    Le passage cité est surdéterminé par un vocabulaire propre à l’élévation, à la hauteur vertigineuse qui dit et redit l’enracinement de la ville se dressant, impériale, hautaine et irréductible sur son « site » imprenable, défiant ses adversaires.

    Tout un réseau sémantique de la hauteur dessine une isotopie de l’altitude : « élevée graduellement» - « promontoire » « abrupt » - « qui surplombe »- « contrée des Hauts-plateaux couvets de forêts » - «  site monumental » - « mais c’est notamment la dernière phrase qui donne tout son sens au texte « Constantine était implantée dans son site monumental, dont elle se détachait ». Ce sont là de véritables schèmes axiomatiques de la verticalisation, lesquels sensibilisent et valorisent positivement toutes les représentations de la verticalité, de l’ascension et de l’élévation,  mais aussi d’un enracinement profond, intime, immémorial…

    Les troupes des aïeux sont appelées par suite à grands renforts de défaites et de victoires et les noms des derniers conquérants ne sont cités que pour être aussitôt effacés[12], et ce, par l’évocation des répressions commises ou par celles des résistances héroïques- quelques tragiques pussent-elles avoir été- qui leur ont été opposées. Le passé défile dans le bruit des cavalcades et c’est dès lors même que la stratégie du récit réussit comme « archi-auteur » de la geste que la grandeur du passé éclate aux yeux. Une place d’honneur est attribuée à l’hypotypose narrative, à cette description animée et impressionnante, qui, plus que tout autre procédé rhétorique, met ainsi sous les yeux et érige alors l’événement ou la scène décrits en exemplums. Et de fait, en usant et abusant de ce procédé qui consiste, « à mettre sous les yeux », Kateb fait de son roman un démenti du présent colonial, par la mise en représentation non pas du présent déchu, mais du passé glorieux et toujours renaissant. 

    Et c’est alors que la mémoire, faisant basculer la chronologie, vient s’intercaler entre les interstices du récit,  rappelant le passé ayant-été qui revient se ré-inscrire sur la page, combler ainsi les vides et opposer à ce présent vacant une présence prégnante, patente, celle de l’être-été, du passé ayant-été qui n’est désormais plus révolu, mais vécu, éprouvé et donc indestructible. Et le texte katébien est une geste de ces villes-mères, de ces filles-mères, de ce passé/futur que le présent colonial ne fait qu’entraver le temps d’une saison, le temps d’un siècle et plus. Car qu’est-ce qu’un siècle devant un passé millénaire « enraciné dans le rocher » et « solidement implanté dans la plaine », passé riche de ses villes-mères perpétuellement grosses de leurs ressources, continuellement fécondes de leur mémoire/passé ? Que peut donc représenter un laps de temps si « réduit» face à une Histoire que toutes les histoires ont contribué à faire et dont « la gloire et la déchéance ont fondé l’éternité des ruines » ? Le lustre ennobli des « fiancées défuntes fixées au mur » peut-il donc pâtir face à « l’éclat de leurs vivantes répliques » ? Un jeu de mise en représentation est ici déployé, par l’emploi des oxymores, qui, se succédant, ont un effet des plus heureux, puisqu’ils surdéterminent le résultat recherché, qu’apporte la phrase suivante « ce qui a disparu fleurit au détriment de ce qui va naître… »

    Mais le passé n’en finit pas de se dire, de se redire, de contredire le présent qu’il conteste, contre lequel il proteste et l’on ne peut s’empêcher de noter la présence de ce « je », dont la congruence est d’autant plus significative qu’elle permet d’attester ce passé, grâce en quelque sorte à ce procédé d’anthropomorphisation que l’on est amenée à faire, lequel nous inclinerait à penser que c’est le passé qui prend la parole pour authentifier/ confirmer son habitation en ces hauts lieux cités tour à tour :

 « J’ai habité tour à tour les deux sites, le rocher puis la plaine où Cirta et Hippone connurent la grossesse puis le déclin dont les cités et les femmes portent le deuil sempiternel, en leur cruelle longévité de villes-mères ;(…) ainsi la gloire et la déchéance auront fondé l’éternité des ruines sur les bords des villes nouvelles, plus vivantes mais coupées de leur histoire, privées du charme de l’enfance au profit de leur spectre ennobli, comme les fiancées défuntes qu’on fixe aux murs ont dû faire pâlir leurs vivantes répliques ;…Constantine et Bône, les deux cités qui dominaient l’ancienne Numidie aujourd’hui réduite à un département français… »[13]

    Ce procédé « d’authentification » fonctionne comme une stratégie de réappropriation par la mémoire de tout ce qui a constitué le passé et permet aux deux villes-mères d’ « entrer en scène » pour se rappeler et s’auto-appeler, convoquer ainsi les forces passées et celles à venir ; et le vocabulaire utilisé est on ne peut plus suggestif, tant au niveau des noms des villes elles-mêmes- Constantine et Bône- que des sites –rocher et plaine- où elles sont sises, impériales et impérissables. La suite est encore plus explicite car elle met l’accent sur la puissance de ces villes-mères « qui domin(ai)ent l’ancienne Numidie ». Loin d’être anodine, cette dernière information est au contraire très signifiante, au travers de la relative renforcée par l’emploi du verbe dominer, de l’adjectif « ancienne » et du nom même du pays évoqué « La Numidie ». De telles indications attestent le passé et légitiment sa véracité, partant, elles font de lui ce passé qui demeure, patent et pérenne. Mais plus encore, les deux villes se dédoublent, accouplent leurs noms, décuplent leur puissance, se démultiplient dans et à travers l’écho que chacune reçoit de l’autre : « Constantine luttant pour Cirta et Bône pour Hippone, c’est comme si l’enjeu du passé, figé dans une partie apparemment perdue, constituait l’unique épreuve pour les champions à venir »[14]

   Et Kateb de redonner voix et vie au passé, de reconvoquer les ayants-été, de leur ouvrir la voie. Le passé déboule, se déroule, grandiloquent, épique, fantastique, tragique, dense, intense, prégnant, tandis que le présent est décrit avec parcimonie, réduit à des petits riens qui le réduisent encore plus jusqu’à n’en faire que de tous petits détails, détails qui ne demeureront que des incidents de l’histoire quand l’Histoire aura repris son cours, que le « cercle » aura été reconstitué, que les quatre points cardinaux auront été reconquis par les quatre descendants de la tribu. Evoqués avec force détails, les ayants-été ressurgissent du fond de l’immémorial et redeviennent présents ; et tandis qu’ils acculent le présent « honni » à n’être plus, ils assignent le présent latent à répondre « présent ».

    L’intention de Kateb de requalifier le passé est d’autant plus évidente qu’il lui confère une densité ontologique telle que ce passé vient tout naturellement se placer sous le signe de l’être-en-dette. L’on peut dire donc qu’à la faveur de la combinaison de deux catégories, que sont successivement la catégorie ontologique d’être-en-dette[15] et la catégorie épistémologique de la représentance[16], Kateb Yacine fonde ce lien indéfectible entre le futur et le passé, par la mise en place de ce concept[17] : celui de « la fidélité au répétable ». Tout réside, en fait, dans cette fidélité au répétable dont Heidegger souligne combien elle est à la fois fondamentale et fondatrice: « La répétition authentique d’une possibilité d’existence passée, le fait que le Dasein se choisit ses héros, se fonde existentialement dans la résolution devançante; car c’est en elle seulement qu’est choisi le choix qui rend libre pour la poursuite du combat et pour la fidélité du répétable »[18].

    Mais c’est le passage suivant qui constitue le point culminant de l’art katébien car il réussit en un seul paragraphe- deux phrases à peine -, et dans un style tout à la fois éblouissant et sobre, à livrer l’essentiel de son message. Par l’évocation de la troisième ville-mère, Carthage, il met côte à côte, sinon tous les pans du passé, du moins ce qui en constitue les atouts majeurs, et réussit à livrer la clef de voûte de ce passé qui, refusant de mourir, persiste à être mais surtout accouche du futur. Un souffle épique traverse ces lignes que la métaphore filée sur le double mode de la déchéance et du renouveau, des ruines perpétuellement fécondes, inlassablement renaissantes au soleil couchant, rehausse on ne peut mieux.

« Peu importe qu’Hippone soit en disgrâce, Carthage ensevelie, Cirta en pénitence et Nedjma déflorée…La cité ne fleurit, le sang ne s’évapore apaisé qu’au moment de la chute : Carthage évanouie, Hippone ressuscité, Cirta entre ciel et terre, la triple épave revenue au soleil couchant, la terre du Maghreb. »[19]

    Le passé revient ainsi de plus bel et l’analogie[20] entre les villes-mères et Nedjma est encore une fois de plus soulignée. Carthage n’a été ensevelie que pour laisser surgir et fleurir sur ses décombres Cirta et Hippone, et c’est alors que le sang de Nedjma vient arroser ses doublets/sœurs/mères Cirta et Hippone pour les faire revenir et redevenir terre du Maghreb, terre unie et épanouie sous le Maghreb, soleil couchant, Rex Sol dont Carl-Gustav Jung dit qu’il « signifie l’apparition d’une nouvelle dominante dans la conscience, et l’amorce d’une inversion du potentiel psychique »[21].

    Ces villes-mères ne sont plus seulement deux, elles sont quatre et acquièrent de ce fait une puissance démesurée, dans le temps immémorial et l’espace quaduplé. Elles re-deviennent jumelles, se protégeant l’une de l’autre, luttant l’une pour l’autre, toutes pour les quatre et les quatre pour chacune ; et c’est à ce titre que le chiffre quatre est d’une symbolique extrême, car il correspond aux quatre points cardinaux, points on ne peut plus stratégiques, points qui viennent alors réencercler le présent, en évacuer la présence intruse jusqu’à la réduire à un « aujourd’hui…un département français. »

  Pareille entreprise de réduction constitue en fait, d’une part, une entreprise d’invalidation/annulation d’un présent abhorré au profit d’un passé/futur ennobli qu’évoque l’inexorable floraison de ce qui a disparu, mais qui est en germe, en latence. Mais d’autre part, elle annonce et prépare la refondation du geste inaugural de la résurrection de la tribu/patrie.

    Et la renaissance aura lieu au pied du mont Nadhor, montagne qui est le doublet des deux villes-mères, des deux villes-sœurs, gardiennes du passé et accoucheuses du futur. C’est ainsi que le passé ayant-été qui avait été mis à contribution par Kateb Yacine en vue de réactualiser cette possibilité de répétition, se referme l’espace d’un temps, l’espace d’une durée, pour permettre cette refondation du geste inaugural. Le cercle se reconstitue puis la chaîne se rompt au terme du récit. Mais la renaissance aura eu lieu, en présence des mânes des ancêtres, au pied même de la montagne sacrée, gardienne de la tribu et de ses valeurs. Il s’agit là d’une opération de consécration de l’histoire, au cœur de laquelle des actes sont accomplis qui vont parachever l’œuvre.

   « Nous irons vivre au Nadhor, elle et toi mes deux enfants, moi le vieil arbre qui ne peut plus nourrir, mais vous couvrira de son ombre… Et le sang de Keblout retrouvera sa chaude, son intime épaisseur. Et toutes nos défaites, dans le secret tribal- comme dans une serre- porteront leurs fruits hors de saison. Mais jamais tu ne l’épouseras ! S’il faut s’éteindre malgré tout, au moins serons-nous barricadés pour la nuit, au fond des ruines reconquises…. » [22]

    L’intention du vieux Mokhtar de soustraire Nedjma à sa famille marâtre et de « remonter la pente » du mont Nadhor, constitue une action qui se situe sur le double plan cosmologique et historique. Il s’agit d’abolir le Temps et de transcender l’Espace, de re-fonder un Temps autre, de retourner au Temps Primordial pour accéder à l’Atemporalité de la Cosmogonie et réédifier le geste inaugural. Les deux jeunes gens, Rachid et Nedjma, sont donc conduits par le vieux Si Mokhtar sur la terre des aïeux qui symbolise la terre-mère/patrie et qui se situe au centre du Centre, autrement dit au Mont Nadhor[23]. Cette appellation « mont Nadhor » est par ailleurs est des plus éloquentes, d’autant que d’une part, elle évoque la montagne, lieu d’initiation par excellence, refuge inviolé et inviolable, et que d’autre part, le nom Nadhor dérive du nom arabe nadhar que l’on peut traduire par regard. Par conséquent, Le mont des Jumelles est bien le doublet du toit du monde/ centre du Centre, autrement dit du passé ayant-été, et dont la prégnance est encore là. Tout comme ce passé et ces villes-mères, il est présent pour avoir veillé de loin, depuis l’enfance du monde, et  avoir opposé une résistance sans faille à tous les coups du sort et du temps. Le Mont sert de guide à l’Elu/Mokhtar, qui y puise des forces nouvelles et parvient, au travers de cet échange, à inverser le cours des choses et accéder à l’Atemporalité de la Cosmogonie.  

    Cette opération est analogue à une réintégration de la Nuit cosmique, laquelle équivaut à une mort, dont Mircea Eliade dit qu’ « elle est à la fois une réintégration de la Nuit cosmique, du Chaos pré-cosmologique, à des niveaux multiples, les ténèbres expriment toujours la dissolution des formes, le retour au stade séminal de l’existence. »[24]Pareille action présente deux significations à la fois cosmologique et initiatique. Et Mircea Eliade de souligner que « La mort initiatique et les ténèbres mystiques ont donc aussi une valence cosmologique : on réintègre l’état premier, l’état germinal de la matière, et la « résurrection » correspond à la création cosmique. »[25] L’on ne peut s’empêcher de remarquer combien le passage suivant préfigure la re-création d’un monde nouveau -juvénile et festif- en parachevant la fin du monde ancien, malade et moribond :

  « J’étais avec l’oncle Mokhtar et sa fille (…). Si Mokhtar, malade, illuminait la chambre où nous nous trouvions  tous les trois depuis des jours et des jours, au moyen d’une lampe à pétrole, qu’il rallumait et soufflait d’un instant à l’autre (…) Nous formions, il est vrai, une assemblée indigne d’un éclairage soutenu : amants timides à l’ombre d’un aïeul- et la lampe sans verre de si Mokhtar, en renouvelant les ténèbres, devenait avec mon luth un irrésistible centre d’attraction »[26].

    Aux pieds du mont Nadhor, se déroulent donc des événements dont l’étrangeté et le symbolisme sont tels qu’ils relèvent du surnaturel, ou pour le dire à la manière de Mircea Eliade, de la Réeffectuation de la Cosmogonie. Et de fait, tout est réuni pour prêter aux diverses scènes ayant lieu un caractère tout à la fois païen et éminemment sacré. Nous citerons d’abord le coup de feu que reçoit Si Mokhtar - resté seul, pendant que les deux amants sont enfin livrés à eux-mêmes- coup tiré par le Nègre au moment même où retentit un formidable coup de tonnerre, empêchant Rachid et Nedjma d’accourir au secours du vieux. Ce coup de feu suivi du coup de tonnerre agissant presque de concert acquièrent une valence symbolique telle qu’on n’hésiterait pas à parler de connivence entre le macrocosme et le microcosme unissant leur puissance en vue de provoquer l’accident du vieux Si Mokhtar et de procéder à l’hiérogamie. 

   Le bain que Nedjma prend dans le chaudron sous l’œil jaloux de Rachid et le regard vigilant du Noir- envoyé par la tribu- en est un autre. Enfin, l’eau dans laquelle s’est purifiée Nedjma et qu’elle déverse au pied d’un figuier, arbre symbolique s’il en est- constitue un troisième fait tout aussi essentiel. Nous noterons enfin que Si Mokhtar, blessé aux orteils -analogons phalliques par excellence- n’en finit pas de saigner, que cet écoulement de sang vient abreuver la terre sacrée des aïeux, terre que l’eau versée par Nedjma contribue encore à purifier. Ainsi, tous ces gestes constituent une sorte de cérémonie hiérogamique, unissant la terre et le ciel, où le cosmos démultipliant ses forces, récupère la substance ayant été à l’origine de la conception de Nedjma purifiée et purificatrice, et induit la re-naissance d’un monde autre. Nedjma, emblème de la Nation retrouvée, est ramenée à la tribu de Keblout par le Noir, en attendant que survienne la libération.

Les Nations sont des narrations » disait un auteur. L’on pourrait inverser cet adage et dire qu’en ce qui concerne le roman Nedjma : « les narrations sont des nations ». En effet, ce roman moderne est un véritable récit d’émancipation de toute une nation, récit qui met en représentation « l’histoire en actes du peuple colonisé » et sa volonté d’inverser l’ordre qui « a présidé à l’arrangement du monde colonial » pour reprendre Frantz Fanon[27]. Il est hors de doute que Nedjma est écrit dans une posture postcoloniale, où l’on voit s’amorcer l’inversion du cours des événements : les colonisés redeviennent sujets de leur Histoire et la forgent au lieu d’en être de simples objets. Deux exemples nous permettent d’illustrer notre propos. D’abord l’agression de M. Ernest par Lakhdar qui se donne à lire comme une riposte du colonisé et ce, sur le lieu même du travail, espace qui constitue une dimension essentielle dans la relation coloniale : « Lakhdar fait un tour sur lui-même, prend le contremaître à la gorge, et, d’un coup de tête, lui ouvre l’arcade sourcilière ; match nul ! disent en silence les sourires involontaires des témoins. »[28] Soulignons au passage cette solidarité entre prolétaires et ouvriers qui participent tacitement à cet acte symbolique. Si M. Ernest n’est que blessé, il en est autrement en ce qui concerne M. Ricard, riche propriétaire dont les appétits et les possessions vont s’agrandissant et dont l’idéologie est proprement impérialiste comme l’attestent sa rigueur, sa discipline, son amour de la besogne: « Il possède en dehors du village où sa maison, le garage, l’atelier, l’étable, la laiterie et d’autres dépendances forment une sorte d’avant poste des deux côtés de la route, une ferme prospère mais retirée, il persiste dans l’étrange travaillisme primitif qui lui tient lieu de doctrine»[29]. Or, ce parcours irrésistible va être stoppé net par Mourad, l’aîné des deux frères, qui va tuer à mains nues M. Ricard le soir même de ses noces. : « Alors Mourad entra d’un pas feutré. Il ne bouscula pas les invités. Un coup de genou plia le corps de l’entrepreneur juste au moment où Suzy le tirait en arrière, et Mourad à son tour s’acharna, ne put retenir ses coups (...) »[30]. L’intervention de Mourad qui sauve la bonne[31] « indigène » des griffes de M. Ricard et qui met fin à la cérémonie de mariage entre deux représentants de l’univers colonial est une remarquable inversion des situations et des rôles. Le colonisé, prenant son destin en mains, inverse l’ordre établi et ce sont les colons qui redeviennent corrélativement objets de l’histoire à laquelle ils assistent, impuissants : « Les invités étaient toujours là, serrés en un même cercle, comme (…) si chacun avait été prévenu que Suzy ne garderait pas sa belle robe, que le mariage se terminerait en veillée funèbre. »[32]

    Pour conclure, nous dirons que grâce à ce roman, Kateb Yacine réussit, à l’instar de Yeats -cité par E. Saïd-, le tour de force de « s’élever de l’expérience personnelle et populaire à l’archétype national sans perdre ni l’immédiateté de la première ni l’envergure du second[33]».

[1] Mouloud Mammeri, Entretien avec Tassadit Yacine, AWAL, Cahiers d’Études berbères, Alger, 1990, p. 69.

[2] Kateb Yacine, Nedjma, Paris, Seuil, 1956, p. 157.

[3] Dans cet hommage que nous rendons à Kateb Yacine, nous ne pouvons nous empêcher de rendre un autre hommage à Abdelkébir Khatibi disant ceci de Kateb Yacine :« Je fus reconnaissant à Kateb -notre meilleur écrivain- de susciter en moi un encerclement mythique, ce contre quoi toute histoire s'effiloche. Nedjma, merveilleuse incandescence! Avec ce poète errant, j'ai réappris ma rue d'enfance et son énigme, l'égarement des souvenirs quand me harcelait la guerre. Il y a une parole qui ne se donne que conjurée, je me liais à Nedjma, je marchais un peu ivre, le regard lointain, puisque le chant de Kateb, par un parfait contrepoint, me menait entre le chaos retenu et l'aventure blanche. » Abdelkébir Khatibi, La Mémoire tatouée, Paris, Denoêl, 1975, p. 129-130.

[4] Jean El Mouhoub Amrouche avec son Essai sur L’Eternel Jugurtha (1946) est sans doute le premier à avoir opposé au mythe de l’éternel latin le contre-mythe de l’éternel Jugurtha.

[5] La mise en représentation de la figure de Nedjma relèverait, à notre sens, de la médaille et nous nous référons à cet égard à Paul Ricoeur pour qui « La médaille est le procédé le plus remarquable de représentation iconique capable de simuler la visibilité et par surcroît la lisibilité, tant elle donne à raconter en donnant à voir. » Paul Ricoeur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 348.

[6] Paul Ricoeur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 472.

[7] Ibid. , p. 475.

[8] Reinhart Koselleck, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de L’École des Hautes Études en Sciences sociales, 1979, p. 310.

[9] Ibidem.

[10] Nedjma, op. cit., p. 165.

[11] -« Je vais à Constantine, dit Rachid. /-Allons, dit Lakhdar, Je t’accompagne jusqu’à Bône. » Nedjma, op. cit. , p. 275.

[12] « L’entrée de Lamoricière en personne la hache à la main et le sabre d’une autre… », Nedjma, op. cit., p. 166.

[13]  Nedjma, op. cit., p. 187.

[14] Ibidem.

[15] Concepts que nous empruntons à Paul Ricoeur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 472.

[16] Paul Ricoeur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 472.

[17] « Car l’assomption de ce sentiment de reconnaissance, qui rend les vivants tributaires de leur passé, se traduit par la « résolution devançante », laquelle est « répétition du geste fondateur ».Martin Heidegger, Être et Temps, Authentica, 1985, p. 265.

[18] Martin Heidegger, Etre et Temps, op. cit., p. 265.

[19] Nedjma, op. cit., p. 196.

[20] L’isomorphisme entre les deux icônes de la patrie et de la femme aimée est indéniable. Et la patrie comme la femme aimée se fondent et se confondent, leurs traits et leurs caractéristiques fusionnent pour donner cet archétype de la terre/mère/ femme : « La terre comme l’onde, est prise au sens de contenant général. Le sentiment patriotique (matriotique) ne serait que l’intuition subjective de cet isomorphisme matriarcal et tellurique. La patrie est presque toujours représentée sous les traits féminisés : Athéna, Rome, Germania, Marianne ou Albion.  »Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969, p. 263.

[21] Carl-Gustav Jung, Mysterium Conjonctionis, Tome II, Paris, Albin Michel, 1982, p. 125.

[22] Nedjma, op. cit., p. 139.

[23]« « Le sommet de la Montagne Cosmique » n’est pas seulement le point le plus haut de la Terre ; il est le nombril de la Terre, le point où a commencé la création1. Mircea Eliade, Le Mythe de l’éternel retour, Paris, Gallimard, 1969, p. 23.

[24] Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, Paris, Gallimard, 1957, p. 131.

[25] Ibid., p. 134.

[26] Nedjma, op. cit., p.145.

[27] Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, Seuil, 1961, p. 26.

[28] Nedjma, op. cit., p. 57.

[29] Idem., p. 21.

[30] Idem., p. 32-33

[31] L’on ne peut s’empêcher de voir dans cette image de la bonne maltraitée l’image de toute cette Algérie meurtrie, exploitée et ensanglantée depuis l’aube de la colonisation.

[32] Idem., p.33;

[33] Edward Saïd, Culture et impérialisme, Paris, Fayard, Le Monde diplomatique, 2000, p. 335.

Biographie

Kateb Yacine né vraisemblablement le  (peut-être le 6 août) est issu d'une famille berbère chaouie4,5 lettrée de Hammam N'bails (actuellement dans la wilaya de Guelma, appelée Kbeltiya ou Keblout). Son grand-père maternel est bach adel, juge suppléant du cadi, à Condé Smendou (Zighoud Youcef), son père avocat et la famille le suivent dans ses mutations successives. Le jeune Kateb (nom qui signifie « écrivain ») entre en 1934 à l'école coranique de Sedrata, en 1935 à l'école française à Lafayette (aujourd'hui Bougaa en Petite Kabylie, actuelle wilaya de Sétif), où sa famille s'est installée, puis en 1941, comme interne, au lycée de Sétif : le lycée Albertini6.

Kateb se trouve en classe de troisième quand éclatent les manifestations du  auxquelles il participe et qui s'achèvent sur le massacre de milliers d'Algériens par la police et l'armée française. Trois jours plus tard, il est arrêté et détenu durant deux mois. Il est définitivement acquis à la cause nationale, tandis qu'il voit sa mère « devenir folle »7. Exclu du lycée, traversant une période d'abattement, plongé dans Baudelaire et Lautréamont, son père l'envoie au lycée de Bône. Il y rencontre Nedjma (l'étoile), « cousine déjà mariée », avec qui il vit « peut-être huit mois », confiera-t-il, et y publie en 1946 son premier recueil de poèmes. Il se politise et commence à faire des conférences sous l'égide du Parti du peuple algérien, le parti nationaliste de masse de l'époque. En 1947, Kateb arrive à Paris, « dans la gueule du loup » et prononce en mai, à la Salle des Sociétés savantes, une conférence sur l'émir Abdelkader et adhère au Parti communiste algérien. Au cours d'un deuxième voyage en France métropolitaine, il publie l'année suivante Nedjma ou le Poème ou le Couteau (« embryon de ce qui allait suivre ») dans la revue Le Mercure de France. Journaliste au quotidien Alger républicain entre 1949 et 1951, son premier grand reportage a lieu en Arabie saoudite et au Soudan (Khartoum). À son retour, il publie notamment, sous le pseudonyme de Saïd Lamri, un article dénonçant l'« escroquerie » au lieu saint de La Mecque.

Après la mort de son père, survenue en 1950, Kateb devient docker à Alger, en 1952. Puis il s'installe à Paris jusqu'en 1959, où il travaille avec Malek Haddad, se lie avec M'hamed Issiakhem, Armand Gatti et, en 1954, s'entretient longuement avec Bertolt Brecht. En 1954, la revue Esprit publie « Le Cadavre encerclé » qui est mis en scène par Jean-Marie Serreau, mais interdit en France. Nedjma paraît en 1956 (et Kateb se souviendra de la réflexion d'un lecteur : « C'est trop compliqué, ça. En Algérie vous avez de si jolis moutons, pourquoi vous ne parlez pas de moutons ? »). Durant la guerre de libération, Kateb, harcelé par la Direction de la surveillance du territoire, connaît une longue errance, invité comme écrivain ou subsistant à l'aide d'éventuels petits métiers, en France, Belgique, Allemagne, Italie, Yougoslavie et Union soviétique.

 
Passeport de Kateb Yacine.

En 1962, après un séjour au Caire, Kateb est de retour en Algérie peu après les fêtes de l'Indépendance. Il reprend sa collaboration à Alger républicain, mais effectue entre 1963 et 1967 de nombreux séjours à Moscou, en Allemagne et en France tandis que La Femme sauvage, qu'il écrit entre 1954 et 1959, est représentée à Paris en 1963. Les Ancêtres redoublent de férocité et La Poudre d'intelligence sont représentés à Paris en 1967 (en arabe dialectal à Alger en 1969). Il publie en 1964 dans Alger républicain six textes sur Nos frères les Indiens et raconte dans Jeune Afrique sa rencontre avec Jean-Paul Sartre, tandis que sa mère est internée à l'hôpital psychiatrique de Blida(« La Rose de Blida », dans Révolution Africaine, juillet 1965). En 1967, il part pour le Viêt Nam, abandonne complètement la forme romanesque et écrit L'Homme aux sandales de caoutchouc, pièce publiée, représentée et traduite en arabe en 1970.

La même année, s'établissant plus durablement en Algérie et se refusant à écrire en français, Kateb commence, « grand tournant », à travailler à l'élaboration d'un théâtre populaire, épique et satirique, joué en arabe dialectal. Débutant avec la troupe du Théâtre de la Mer8 à Kouba en 1971, prise en charge par le ministère du Travail et des Affaires sociales, Kateb parcourt avec elle pendant cinq ans toute l'Algérie devant un public d'ouvriers, de paysans et d'étudiants. Ses principaux spectacles ont pour titres Mohamed prends ta valise (1971), La Voix des femmes (1972), La Guerre de deux mille ans (1974) (où réapparaît l'héroïne ancestrale Kahena) (1974), Le Roi de l'Ouest (1975) [contre Hassan II], Palestine trahie (1977). Entre 1972 et 1975, Kateb accompagne les tournées de Mohamed prends ta valise et de La Guerre de deux mille ans en France et en RDA. Au retour de la tournée en France, le groupe est délocalisé de Kouba à Bab el-Oued. Kateb est par la suite « exilé » en 1978 par le pouvoir algérien à Sidi-Bel-Abbès pour diriger le théâtre régional de la ville. Interdit d'antenne à la télévision, il donne ses pièces dans les établissements scolaires ou les entreprises. Ses évocations de la souche berbère et de la langue tamazirt, ses positions libertaires, notamment en faveur de l'égalité de la femme et de l'homme9, contre le retour au port du voile, lui valent de nombreuses critiques.

 
Mur d'une rue d'Alger, affiche de M'hamed Issiakhem pour un spectacle de Kateb Yacine, 1978.

Kateb avait définitivement opté pour un théâtre d'expression populaire. Dès le départ, la langue utilisée dans ses pièces était l'arabe maghrébin, langue vernaculaire s'il en est, à fort substrat amazigh. Mais cela ne lui suffisait pas : il rêvait de pouvoir faire jouer ses pièces en tamazight dans les régions amazighophones. C'est ce qu'il expliqua à Mustapha Benkhemou qu'il avait fait contacter par Benmohammed (le parolier du chanteur Idir notamment) pour donner des cours de langue amazighe aux éléments de la troupe théâtrale. Aussitôt dit, aussitôt fait : l'internationale fut bientôt entonnée en darija et en tamazight au début de chaque représentation10.

En 1986, Kateb livre un extrait d'une pièce sur Nelson Mandela, et reçoit en 1987 en France le Grand prix national des Lettres. En 1988, le festival d'Avignon crée Le Bourgeois sans culotte ou le spectre du parc Monceau écrit à la demande du Centre culturel d'Arras pour le bicentenaire de la Révolution française (sur Robespierre). Kateb s'installe à Vercheny (Drôme) et fait un voyage aux États-Unis, mais continue à faire de fréquents séjours en Algérie. Sa mort laisse inachevée une œuvre sur les émeutes algériennes d'octobre 1988. En 2003, son œuvre est inscrite au programme de la Comédie-Française.

Instruit dans la langue du colonisateur, Kateb considérait la langue française comme le « butin de guerre » des Algériens. « La francophonieest une machine politique néo-coloniale, qui ne fait que perpétuer notre aliénation, mais l'usage de la langue française ne signifie pas qu'on soit l'agent d'une puissance étrangère, et j'écris en français pour dire aux Français que je ne suis pas français », déclarait-il en 1966. Devenu trilingue, Kateb a également écrit et supervisé la traduction de ses textes en berbère. Son œuvre traduit la quête d'identité d'un pays aux multiples cultures et les aspirations d'un peuple.

Yacine meurt le 28 octobre 1989 à Grenoble, à l'âge de 60 ans d'une leucémie, le même jour que son cousin Mustapha Kateb. Il est enterré au cimetière El Alia, à Alger.

Bibliographie 
Romans, poésie, et autres publications
  • Soliloques, poèmes, Bône, Ancienne imprimerie Thomas, 1946. Réédition (avec une introduction de Yacine Kateb), Alger, Bouchène, 1991, 64 p.
  • Abdelkader et l'indépendance algérienne, Alger, En Nahda, 1948, 47 p.
  • Nedjma, roman, Paris, Éditions du Seuil, 1956, 256 p.
  • Le Cercle des représailles, théâtre, Paris, Éditions du Seuil, 1959, 169p [contient Le Cadavre encerclé, La Poudre d'intelligence, Les Ancêtres redoublent de férocité, Le Vautour, introduction d'Edouard Glissant : Le Chant profond de Kateb Yacine].
  • Le Polygone étoilé, roman, Paris, Éditions du Seuil, 1966, 182 p.
  • Les Ancêtres redoublent de férocité, [avec la fin modifiée], Paris, collection TNP, 1967.
  • L'Homme aux sandales de caoutchouc [hommages au Vietnam et à Ho Chi Minh], théâtre, Paris, Éditions du Seuil, 1970, 288 p.
  • Mohamed, prends ta valise (1971)
  • L'Œuvre en fragments, Inédits littéraires et textes retrouvés, rassemblés et présentés par Jacqueline Arnaud, Paris, Sindbad 1986, 448p (ISBN 2727401299).
  • Le Poète comme un boxeur, entretiens 1958-1989, Paris, Éditions du Seuil, 1994.
  • Boucherie de l'espérance, œuvres théâtrales, [quatre pièces, contient notamment Mohammed prends ta valise, Boucherie de l'espérance, La Guerre de deux mille ans", et Le Bourgeois sans culotte, œuvres écrites entre 1972 et 1988], Paris, Éditions du Seuil, 1999, 570 p. Textes réunis et traduits par Zebeïda Chergui.
  • Minuit passée de douze heures, écrits journalistiques 1947-1989, textes réunis par Amazigh Kateb, Paris, Éditions du Seuil, 1999, 360 p.
  • Kateb Yacine, un théâtre et trois langues, Catalogue de l'exposition littéraire du même nom, Éditions du Seuil, 2003, 75 p.
  • Parce que c'est une femme, textes réunis par Zebeïda Chergui, théâtre, [contient un entretien de Yacine Kateb avec El Hanar Benali, 1972, La Kahina ou Dihya; Saout Ennissa, 1972 ; La Voix des femmes et Louise Michel et la Nouvelle Calédonie], Paris, Éditions des Femmes - Antoinette Fouque, 2004, 174 p.
Préfaces
  • Les Fruits de la colère, préface à Aît Djaffar, Complainte de la petite Yasmina.
  • Les mille et une nuit de la révolution, préface à Abdelhamid Benzine, La Plaine et la montagne.
  • Les Enfants de la Kahina, préface à Yamina Mechakra, La Grotte éclatée, 197911.
  • Les Ancêtres redoublent de férocité, préface à Tassadit Yacine, "Lounis Aït Menguellet chante…", textes amazigh et français, Paris, La Découverte, 1989 ; Alger Bouchène/Awal, 1990 [dernier texte de Kateb Yacine, adressé à Tassadit Yacine le 29 septembre 1989, un mois avant sa mort].

Kateb a également écrit plusieurs préfaces pour ses amis peintres, M'hamed Issiakhem (Œil-de-lynx et les américains, trente-cinq années de l'enfer d'un peintre) et Mohammed Khadda.

Réception

« Nedjma est en effet sans conteste le texte fondamental de la littérature algérienne de langue française. Le début des années 1950 a vu la publication de livres aussi importants que La Terre et le sang de Mouloud Feraoun, La Colline oubliée et Le Sommeil du juste de Mouloud Mammeri, la trilogie Algérie de Mohamed Dib. Mais il a fallu attendre 1956 pour que Nedjma vienne, par la complexité de sa quête et la superbe échevelée de son écriture, fonder une vraie maturité littéraire. Pour la première fois dans la littérature maghrébine, l'expression de l'intérieur fracture la syntaxe qui la porte et fait éclater du même coup cet 'indigénisme' qui sous-tend jusqu'aux meilleures œuvres des années 1950. (…) Depuis, Nedjma demeure un texte sans doute inégalé dans la littérature maghrébine - il demeure, en tout cas, le texte le plus inépuisable. (…) Jusqu'au jour où l'auteur décide de changer de cap littéraire et de langue d'expression, s'attelant en Algérie à un immense travail théâtral en langue populaire dont Mohammed, prends ta valise et La Guerre de deux mille ans constituent les jalons les plus appréciables. »

— Tahar Djaout, « Un film sur Kateb », dans Hommage à Kateb Yacine12

Hommages

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