"Cultures et contact des cultures", est l’intitulé d’une conférence donnée, le 02 décembre 2017, par le Pr. Mohamed A. Lehlou.
Mohamed A. Lahlou est docteur d'Etat ès lettres et sciences humaines, docteur en psychologie. Professeur de psychologie à l’université Lyon-II, après l’avoir été à l’université d’Alger jusqu’en 1994. Doctorat Honoris Causa, Riga(Lettonie) 2002. Ancien membre de l’exécutif national du Front des forces socialistes (FFS), il est coauteur de plusieurs ouvrages collectifs, notamment Demain l’Algérie (éditions Syros, 1995) et La Crise algérienne : enjeux et évolution (éditions Mella, Lyon, 1998).
Entretien réalisé par Hafit Zaouche pour le journal « La cité »
La Cité : Vous avez donné une conférence intitulée cultures et contact des cultures à Aokas, le 02/12/2017. Pouvez-vous en expliquer les axes principaux à nos lecteurs ?
Mohamed Lahlou : « Le but visé de mon intervention était de réfléchir avec les participants sur le concept de culture et sur les contacts de cultures, à partir de ma propre expérience. J’ai voulu d’abord insister sur la définition de la culture en tant qu’univers de sens et de significations, et également comme fondement des identités. Je voulais également remettre en question les idéologies de l’exclusion. Il faut comprendre que tout au long de l’histoire de l’humanité, il a existé des contacts entre les cultures en présence qui ont eu des effets sociologiques, psychologiques et relationnels sur les individus, les groupes et les sociétés. Ces contacts ont donné lieu à des interprétations idéologiques et à des conflictualités à l’intérieur d’un même pays ou entre pays, en lien avec les modèles politiques imposés aux cultures en présence, dans un rapport dominant-dominé ou dans des statuts d’égalité.
Notre pays n’échappe pas à ces phénomènes qui se sont produits au détriment de la langue et de la culture amazighe qui sont la langue et la culture originelles de l’Algérie. C’est à partir de là que j’ai posé, en tant qu’universitaire et militant également, mais sans passion, l’insupportable situation imposée à l’Amazighité depuis l’indépendance et jusqu’à tout récemment. C’est une question de justice et d’équité qui devait être réglée au premier jour de la libération de notre pays. La raison est parfois longue à être entendue, mais nous pouvons dire que les combats qui ont été menés n’ont pas été vains et que l’Algérie a gagné le pari de son authenticité historique, culturelle, linguistique et identitaire. »
Vous avez beaucoup voyagé. Que représentent les voyages pour vous ?
« J’ai, en effet, beaucoup voyagé et j’ai eu à découvrir et à connaître de nombreux pays ainsi que la diversité de leurs sociétés et de leurs cultures. Ce sont pour la plupart des pays que j’ai visités, en tant qu’invité pour des conférences, des enseignements universitaires et des congrès et colloques scientifiques.
J’ai eu également la chance d’être attendu et accueilli, dans ces pays, par des collègues et amis qui m’ont introduit au sein de leurs sociétés. Que ce soit au Brésil, en Pologne, en Allemagne ou au Liban pour ne citer que ces exemples, j’ai été plongé dans l’intimité de leurs cultures. Cela m’a permis de découvrir la diversité mais en même temps la richesse et l’unité de l’humain. J’ai assisté, comment un petit pays de moins de 2 millions d’habitants, comme la Lettonie, honore son histoire et ses traditions. Ces voyages furent pour moi des expériences enrichissantes sur les plans personnel, culturel et intellectuel. J’ai fait des rencontres inattendues, comme celle de cet unique Algérien qui vivait, en Estonie, depuis une dizaine d’années ou celle de Tatares musulmans polonais. On dit que «les voyages forment la jeunesse» ; je dirais pour ma part que «les voyages forment aussi l’humain». Le plus important que je devrais souligner, c’est qu’à chaque fois que je découvrais un nouveau pays, je pensais à mon pays. C’est dire que voyager c’est retrouver l’émotion qui nous a porté depuis notre enfance.
Les voyages - je ne parle pas des exils - sont une reconstruction du Moi et une réaffirmation du Nous, en tant qu’appartenant à un pays mais aussi à l’univers humain. C’est cette ouverture qui contribue à notre propre épanouissement psychologique et éthique. »
Vous l’avez dit à maintes reprises lors de votre conférence : l’identité est quelque chose qui change tous les jours. Pouvez-vous être plus explicite ?
« Je voudrais préciser que lorsque je dis que l’identité est changeante, je ne dis pas qu’elle disparait sous une forme initiale pour se transformer sous une autre forme totalement nouvelle. Ce n’est pas une mutation, ce sont des transformations plus ou moins importantes sur tel plan ou sur tel autre. Pour être plus explicite, notre identité d’enfant à l’adolescence, comme celle-ci change à l’âge adulte, lorsqu’on se marie et qu’on a des enfants ; tout comme notre identité change lorsqu’on accède à une activité professionnelle. De la même manière, on dira qu’on a une pluralité d’identité, notre identité personnelle, notre identité familiale, notre identité culturelle, notre identité régionale et notre identité nationale. Nous avons, de ce fait, une pluralité d’identités qui participent à notre identité individuelle et à notre identité collective. Nous vivons des expériences multiples tout au long de notre vie et ces expériences sont des marqueurs de notre identité qui se trouve enrichie ou fragilisée. J’ajouterai qu’il y a dans chaque identité un noyau central solide et des éléments périphériques qui connaissent des changements plus ou moins importants et plus ou moins durables. C’est comme cela que je comprends personnellement et que je voulais expliciter l’idée d’une identité permanente dans ses changements. »
Lors de votre conférence, on a compris que vous nous poussez entre autres à découvrir l’Autre, à ne pas avoir peur de l’Autre.
Pourquoi ?
« L’Autre, c’est notre miroir. S’il n’y avait pas de miroir, nous ne saurions pas comment est notre propre visage ; et, on découvre comment est notre visage, lorsqu’on regarde le visage d’un autre. Nous nous connaissons donc physiquement à partir de l’autre. L’Autre est notre reflet. Ça, c’est pour dire l’importance d’autrui dans la prise de conscience de soi. L’Autre est également notre partenaire ou notre adversaire et il est aussi celui qui porte un jugement sur nous. C’est avec lui qu’on est un individu comme les autres et différent des autres ; c’est avec lui qu’on est un être social et socialisable. On n’aurait pas d’existence sans la présence de cet Autre avec lequel on communique et partage jusqu’à nos émotions. Il est vrai que la découverte de l’existence de l’autre nous remet en question, par les différences que l’on observe chez lui et qui nous renvoient à nos propres différences. Autant la présence de l’Autre nous est indispensable autant nos différences nous surprennent et peuvent nous angoisser. Cette peur est émotionnellement irraisonnée ou calculée lorsque nos intérêts sont mis en jeu. La peur de la différence que le chercheur Albert
Memmi appelle «hétérophobie» (phobie de la différence) est à l’origine du rejet de l’Autre qui a parfois conduit à des génocides.
Ces conduites sont des conduites stéréotypes fondées sur de fausses perceptions ou connaissances ou sur la généralisation d’une expérience individuelle. Seule la découverte de l’Autre, dans sa réalité, peut permettre de relativiser l’importance des différences et de leurs significations. »
Votre vision du monde n’est-elle pas trop utopique quand on voit quelques grandes démocraties refuser de recevoir des réfugiés syriens parce qu’ils sont musulmans ? L’occident a peur de l’Autre !
« Utopique, je ne crois pas, difficile et longue à se réaliser, je n’en doute pas, nécessaire, j’en suis certain. Le rejet de l’Autre et la phobie de la différence sont malheureusement une réalité, non seulement en Occident mais partout dans le monde et même à l’intérieur d’une même société. Elle prend des dimensions importantes en Europe qui connait un phénomène migratoire très significatif, surtout que ces mouvements de population sont issus de pays où sévissent les guerres et la pauvreté ou la famine.
Il faut dire que l’Europe a connu, elle-même, des mouvements migratoires internes de même nature pendant et après la
Seconde Guerre mondiale, en 1939-45. Je dirais même plus : la France a mis du temps avant d’ouvrir ses frontières et d’accepter les réfugiés espagnoles fuyant le franquisme. Il est vrai que l’Europe connait la montée de la xénophobie et du racisme anti étranger et plus particulièrement antimusulman, du fait aussi du terrorisme et de l’intégrisme religieux qui a provoqué des comportements racistes conscients ou inconscients, explicites ou implicites. La montée de l’extrême droite a mis en péril les fondements démocratiques des pays européens et nord- Américains. Il ne faut pas oublier, cependant, qu’il existe, dans les pays européens, un fort mouvement de solidarité avec les populations immigrées. Le mouvement associatif s’est mobilisé pour l’accueil des migrants, ce qui est rassurant pour l’avenir. Nous vivons des moments de crise mondiale qui dure mais qui va s’estomper, du moins dans sa forme actuelle. »
Êtes-vous un partisan du «Melting pot » à l’anglaise ?
« C’est un grand débat qui oppose les tenants du multiculturalisme et de l’assimilation culturelle. Ce débat se pose dans un contexte agité qui laisse plus de place aux réactions émotionnelles qu’à la raison. Ce n’est d’ailleurs que maintenant qu’on cible, plus particulièrement le «melting pot» britannique pour rejeter le multiculturalisme au profit du choix non avoué et, en réalité non assumé, de l’idéologie assimilationniste. Je considère que ni le repli identitaire, ni l’exigence d’abandon de la culture d’une population ne constituent des solutions acceptables. L’intégration culturelle pluraliste est une solution acceptable parce qu’elle reconnait et soutient les différences culturelles en même temps qu’elle œuvre pour un vivre ensemble et la construction d’un avenir commun. »
Croyez-vous vraiment que les êtres humains peuvent dépasser leurs clivages culturels et religieux pour vivre ensemble en respectant leur différence ?
« Il y a la réalité qui montre qu’entre individus, à l’intérieur d’une même société et entre groupes humains, il y a toujours eu des conflictualités ou des incompréhensions et que ces questions se retrouveront régulièrement. Il y a la société humaine idéale à laquelle nous voudrions parvenir et dans laquelle, il y aura une entente et une compréhension parfaite entre tous les êtres humains. Le monde est devenu, avec tous les échanges humains, culturels et économiques, un village planétaire qui nous permet d’apprendre à nous connaître et à nous comprendre. C’est un très long et très difficile parcours d’autant plus qu’il y a des inégalités et des intérêts divergents. Au sein de la communauté humaine, il y a maintenant moins de conflits entre états (il y en a toujours) mais plus de recherche commune d’un meilleur destin, par exemple, pour lutter contre le réchauffement climatique, face à tous les fléaux qui menacent notre planète. Il y a aussi des organisations qui tentent de réguler les conflictualités naissantes. Le fait d’échanger et de se connaître mieux, nous permet de penser à une société humaine idéale au sein de laquelle les droits de tous et de chacun seront affirmés et reconnus. La démocratie, les luttes communes face aux conflits qui concernent le Monde entier et le principe des droits de l’homme contribueront de plus en plus à des relations plus pacifiques entre les pays, les cultures et les religions. Ce n’est pas pour aujourd’hui mais on y va sûrement, à moins d’aller à la destruction l’univers. »
On a cru avec l’avènement d’Internet que les humains vont se rapprocher les uns des autres, mais c’est de nationalismes et d’intolérance religieuse qu’il est question.
« Internet et tous les medias ont fait et font beaucoup pour la connaissance des différences et leur compréhension de ces différences. Nous apprenons à connaître les Autres avant même de les rencontrer. Nous avons une explication des différences dès qu’on les observe. Le choc de la rencontre avec les différences des Autres est devenu moins violent et on s’y habitue de mieux en mieux. Le dialogue interculturel et interreligieux permettra une meilleure connaissance de la culture et de la religion de l’Autre qui paraîtra moins étrange donc moins étranger. C’est le monde auquel nous pouvons et devons contribuer, par la pédagogie à l’école et dans la société. »
Que faire pour au moins diminuer de la haine entre les humains quelles que soient leurs religions ?
« Le monde vit une nouvelle et différente période de violence, c’est incontestable et on ne peut pas ne pas le voir ou le nier. Plus le monde se «rapetisse» plus il nous fait découvrir que nous ne sommes pas seuls, ni les seuls. Les Hommes veulent tous accéder au même bonheur et à la même reconnaissance ; c’est le cas des exclus. Cette revendication dérange ceux qui détiennent la richesse et le pouvoir ; elle remet en question leur richesse et leur pouvoir et ceci les angoisse. En outre les minorités culturelles, religieuses, ethniques, sociales et économiques vivent avec angoisse leur exclusion et leur négation ; elles cherchent donc le moyen de protéger leur propre existence. Les uns et les autres restent chacun sur son front qui alimente toutes les intolérances et plus particulièrement l’intolérance religieuse parce qu’elle touche au symbolique et au sacré. J’ai été président d’une association scientifique internationale d’inter- culturalité dont le but était de réfléchir sur ces questions et d’agir sur le terrain pour faire comprendre et accepter les différences culturelles. Il s’agit de réfléchir sur ce phénomène et de penser à des actions de terrain pour lutter contre l’exclusion et la haine de l’Autre. C’est un travail de longue haleine qui passe par la fin des inégalités et des injustices ; les solutions viennent au fur et à mesure que l’intolérance et l’exclusion reculent. »
Le choc des civilisations est-il inévitable ?
« Il faut préciser qu’il y a une civilisation universelle à laquelle ont participé, à un moment ou à un autre de l’Histoire de l’humanité, toutes les cultures. Aucune civilisation n’a été construite à partir du néant mais elle a été construite par ajouts, rejets et réajustements successifs. Le conflit est donc à l’intérieur de cette même civilisation et à l’intérieur de chaque culture. Le conflit est entre les idéologies qui veulent décider, chacune à sa manière, de ce qu’est et doit être le monde. Les sociétés sont divisées par des frontières qui s’appellent la démocratie, la tolérance et l’égalité. C’est ce travail pédagogique que les sociétés doivent mener pour accéder à un monde pacifique, par-delà les diversités qui ne seront pas des violences et qui seront pas vues en tant que telles.»
Un mot sur le Café littéraire d’Aokas.
Ce fut un honneur, pour moi, d’être invité au Café littéraire d’Aokas. J’ai éprouvé un immense plaisir lors de ma conférence.
Comme je l’ai dit, le Café littéraire d’Aokas est un label. Les participants aux conférences ont une bonne écoute et pratiquent un excellent esprit critique pour faire avancer les débats et les questions qui sont en débat. Les pouvoirs ont peur de la contestation ; et, pour se maintenir, ils font tout pour bâillonner et interdire la parole libre. C’est la plus absurde des méthodes, parce plus une parole est interdite, plus elle se renforce dans ses luttes. Les libertés de pensée et d’expression sont des indicateurs de la richesse éthique dans une société.