Mohamed Bougheddou est l'un des rares Algériens connus pour avoir pratiqué la spéléologie avant la guerre, il a été découvert par les membres du Spéléologie Club de Boufarik en 1988. Ils ont effectué le déplacement chez lui à Miliana pour l'interviewer et publier l'article dans leur revue"IFRI 88". Âgé alors de 60 ans et débordant d'énergie, il les conduit même jusqu'à sa grotte. Lors d'une rencontre à Sidi Fredj en juin 2012, on le retrouve plus âgé, avec sa passion pour la spéléologie toujours intacte, il parait prêt à mettre un casque avec une lampe frontale et enfiler un baudrier avec ses 84 ans.
- Parlez-nous de vos débuts à la spéléologie.
- J'ai débuté par le scoutisme, ensuite, C'est à dire en 1946, j'ai fait la connaissance de Wernier qui était membre actif de la"Société Spéléologique de France". Pour nous c'était un sport et un loisir. On essayait en même temps d'explorer. Les débuts c'était à Miliana avec les mines du Zaccar qui débouchaient parfois sur des grottes. Souvent on ne pouvait pas entrer puisque c'était une propriété de la mine. La grotte qui me plaisait le plus est celle que vous avez visité, j'y allais souvent. Après une descente à la corde, on trouve un très beau pilier que j'aimais contempler des heures durant.
En 1928, date de ma naissance, les colons ont creusé des galeries horizontales pour chercher du minerai. Ils ont trouvé un filon, qu'ils ont suivi jusqu'à aboutir à la grande salle de la grotte. Ce sont les bergers, sans doute qui l'ont dénommée "Ghar El Khadem", du fait qu'elle apparaît noire, ou parce qu'un esclave y vivait, allez savoir?
- Que pouvez vous dire sur le matériel de spéléologie de l'époque ?
- Oh ! Une grande différence ! Si on avait eu ce matériel à cette époque…On a acheté du câble d'acier de 3 mm et des tubes en duralinox ! (Léger et inoxidable) et on fabriquait des échelles de nos mains. Les échelons étaient de 14 cm, juste pour faire passer le talon. Je me souviens des mesures parce que je les ai travaillé moi-même. On a fait 19 mètres d'échelle. On a percé le tube des deux cotés pour passer le câble coincé par des chevilles bien serties.
-Ce matériel, vous l'achetiez-vous même, ou bien c'était des gens qui vous aidaient ?
-Rien ! Rien ! Tout était payé de nos poches. Mon père était un ancien combattant, il a perdu une jambe durant la deuxième guerre mondiale, il avait donc une bonne pension et me soutenait dans mes activités. De notre temps on avait des échelles et des cordes de chanvres lourdes et raides, pas comme les cordes de maintenant étudiées pour résister aux chocs et aux frottements. Quant aux casques de protection, les premiers utilisés étaient les casques militaires même trop lourds (un rire). Après il y avait ceux fait en sorte de bakélite, plus léger. L'éclairage est souvent bricolé par nous même, on utilisait aussi les lampes électriques et les lampes à carbure.
Dernièrement, j'ai fait monter un groupe de suédois à Ghar El Khadem. La croyant
aménagée, seules quelques uns sont descendus, les autres attendaient dehors. Les grottes aménagées ne me plaisent pas, celles de Bejaia peuvent être visitées en étant costumé, à travers des escaliers et lampes fixées aux rochers! Les suédois ont utilisé des lampes à 4 piles, éclairant comme un phare, j'ai alors redécouvert ma grotte, belle et immense avec sa voûte à une quarantaine de mètres dessus de nos têtes. A chaque occasion comme les jours fériés par exemple (fêtes arabes ou françaises), Wernier et moi sortions en exploration, on est allé à Letourneux (actuellement Derrag), près du rocher escale en bas, à l'Oued El Maouis, j'ai trouvé une grotte qu'on avait explorée, aujourd'hui bien sûr, les temps ont changé, je ne sais pas si je pourrais encore trouver l'entrée. Elle n'est pas aussi grande que Ghar El Khadem, mais il y a un cours d'eau souterrain où des poissons vivaient, on voulait en attraper pour les analyses en laboratoire, car on disait que les poissons des grottes sont particuliers et aveugles.
-Comment faisiez vous pour prendre des photos?
-Le premier appareil photo que j'ai acheté était Hollandais avec flash incorporé. Il nous allait très bien en ce temps là, acheter un appareil photographique c'était quelque chose. Avant, il n'y avait pas d'appareils aux 100 centièmes ou 500 centièmes comme maintenant. Il y avait des ouvertures jusqu'à 8. Je me rappelle, on pouvait avoir des appareils de qualité, mais on avait peur qu'ils se cassent vu que c'était fragile. On se servait alors des anciens, semblables aux boites de sardines, c'était les formats six-neuf petit trou. Avant cela, on utilisait comme flash soit la bande soit la poudre à magnésium, pour une seule pause.
Une fois on a coloré l'eau de la rivière pour voir le cheminement de l'eau, lorsque les habitants près des sources ont vu l'eau bleu foncé, ils ont failli nous lyncher.
-Une fois vous nous avez parlé de la nitroglycérine.
- Ah oui ! On a mis une petite quantité dans un flacon pour dégager des passages étroits. Lorsque Wernier a montré cela à son père, ce dernier a crié : "En utilisant cela, vous pourriez faire tout sauter et rester vous même sous les roches" Et il nous a montré l'expérience avec une petite quantité.
- Parlez nous de Wernier
- Je ne sais s'il est encore vivant, avec ses parents ils sont partis lors de la fuite générale à l'indépendance en 1962. C'était un type qui bossait. Lorsqu'il faisait une chose, il voulait réussir et la continuer jusqu'au bout. Il s'empressait de le faire le premier. Il faisait son plan, et on s'entraidait. Il n'était pas nerveux. Il était posé et sportif pour ainsi dire. Même les danses ne lui disaient rien. Il aimait la nature. Wernier travaillait, mais cachait les résultats et les envoyait en France. Il avait un petit théodolite pour prendre les diaclases. Il fouinait bien avant d'entrer à la grotte. Il avait même un petit laboratoire de 2 m sur 3 m avec électricité, armoire, paperasse bien rangée, des livres de Norbert Casteret, Loubens...
- Et la mort tragique de Marcel Loubens au Gouftre de la Pierre Saint Martin en 1952
ne vous a pas découragés ?
- Non ! On s'est dit qu'il n'avait pas pris ses précautions, et qu'il fallait faire attention.
- Il y a des gens qui arrêtent la pratique de la spéléologie après leur mariage. Ce n'est
pas votre cas?
- Pourquoi ? La pratique de la spéléologie est incompatible avec le mariage ? C'est seulement la guerre de libération qui m'a stoppé. Même Wernier n'y allait pas.
Quand les jeunes de votre club sont venus me voir la première fois, je suis monté avec
eux jusqu'à la grotte. Ce goût me reste et cette activité m'a permis de rester bien portant physiquement.
-Aujourd'hui, les gens s'étonnent de notre activité. À votre époque comment on accueillait cela ?
-Je m'habillais en short l'été, tout en couleur kaki avec sac à dos et corde. On me voyait monter des fois avec le casque et sa frontale fabriquée par moi même. « Bouguedou est comme un lion, mais dommage c'est un maboul (fou) disaient les gens (et il éclate de rire). En hiver, la neige restait en ville jusqu'à 16 jours. A ce moment ils me voyaient sac à dos, bien couvert et me dirigeant vers la forêt. Que faisait-il ? Leur étonnement augmentait lorsqu'ils voyaient les cordes et le casque avec frontale. Mais eux ne savaient pas que lorsque je suis dans la grotte, j'enlevais tous ces vêtements, car celle ci est climatisée.
- Quel est votre meilleur souvenir ?
-Le meilleur, c'est qu'à chaque sortie, c'est la joie. L'un de mes souvenirs particuliers est notre retour de Ghar Cherchour le lundi 1er Novembre 1954 (la toussaint chez les français). On avait passé le 30 et 31 Octobre en exploration. Descendus du Djebel on faisaient de l'auto-stop en gardant nos casques et habits de spéléologue avec l'insigne de chauve-souris ici et spéléologie de France. La curiosité des français ou arabes faisait arrêter leurs voitures. Cette fois-ci tout a fait le contraire. Pourquoi ? A savoir. Une voiture nous déposa enfin à l'entrée de la ville. Dans cette dernière, des policiers armés nous encerclaient et nous ordonnaient de ne pas toucher à nos sacs. Auprès s'être présenté et vérification et des papiers, ils baissent leurs armes (sachant surtout que mon collègue est français).
-« Où étiez-vous ? »
- A la montagne
Vous n'avez rien vu ? Ni feux, ni foule ? Rien ? « Nous disaient-ils. Là on a tout compris.
En 1946, Mustapha Ferroukhi (Allah yerham Echouhada) (Que Dieu ait l'âme des martyrs) accompagné deToufik El Madani m'ont demandé discrètement de leur faire des petits schémas de grottes, des schémas de leur accès, des points d'eaux. Moi je ne savais pas pourquoi. Une fois aussi, entre algériens, on est allé le 2eme jour de l'Aïd El-Kebir 1947 avec un peu de viande dans nos sacs et on a fait une longue randonnée. Partout où on passe on disait. «Ne voter pas pour l'ennemi»
- Avez-vous connu d'autres spéléologues étrangers?
-Oui. Des fois ils venaient prospecter avec nous ou compléter le travail déjà fait. Il y avait des amis de la nature, des touristes à qui on faisait visiter la grotte de Miliana (Ghar El Khadem)
-L'Algérien peut-il être compétitif en spéléologie avec les européens ?
-L'Algérien a de l'endurance. On n'est pas élevé dans du coton et la délicatesse. Vous avez vu leur nourriture ? Nous, on prend un peu de pain et de lait et ça y est pour la journée. Nous, au début on avait la crainte. Mais lorsqu'on a du matériel qu'on connaît on a confiance et on peut aller loin. Nous on a le soutien spirituel. On dit si c'est le destin je mourais aujourd'hui ou demain. Alors en avant » Eux « C'est dangereux. Peut-être que je vais mourir en faisant le héros ». En Algérie, il y a beaucoup de grottes. Il faut chercher, questionner les
bergers. L'Algérie n'est pas comme la France bien fouillée. Tout est vierge chez-nous.
La spéléologie a t-elle un avenir en Algérie ?
- Ah, il faut donner le goût aux jeunes.
-La femmes de Monsieur Bouguedou intervient :
- Peut être qu'il y aura des jeunes qui s'intéresseront plus tard, moi je suis une femme et j'aimerai bien y aller malgré les difficultés et l'humidité. Je trouve que c'est bien et cela permettra de connaître notre pays.
Il faut aussi être naturaliste, reprend Mohamed. Moi j'étais "djoual" errant au scout. Je contemplais pendant des heures les concrétions car elles sont restées des millénaires pour se former. Nous on voudrait bien connaître les dessous de notre terre. Moi j'ai arraché la spéléologie et les connaissances de chez cet européen. Beaucoup de jeunes "Kechefs" sont venus avec nous. Ils voient cela une fois et ils abandonnent. Des Européens viennent chez nous dans telle grotte ou autre point précis et font des recherches c'est ce qui m'irrite.
-Est-ce que ce n'est pas un problème de matériel ?
Non. C'est une question avant tous de goût et d'encouragement. Une fois on est allé à une grotte Freint El Aïn au pied du Zaccar prés de la commune Marguerite "Aïn El Torki" qui manquait d'eau. On a trouvé un filon d'eau de rien du tout. Le maire nous a donné un petit cadeau en nous disant : « Merci pour votre travail et information. On va chercher d'où vient
cette eau et faire peut être un forage. Nous on avait presque rien. Et lorsqu'on fait quelque chose de nos mains, c'est cela la joie. Si tu as tout, à quoi bon. Vaut mieux prendre un hélicoptère et visiter l'Algérie. Il vaut mieux faire cela à pied et toucher à tout. Le goût viendra comme ça. Je pense aussi que les spéléologues doivent se présenter surtout en habits et matériel. La curiosité va attirer les gens.
Publié le 04 août 2012 pour tes 84 ans, Bon anniversaire Mohamed.
Interview réalisé en 1988 par : Abdenour Lazergui
Transcription : Mohamed Bélaoud avec la participation de : A. Toumert et M. Tabèche
Mohamed n'est plus...
C’est en ce début de matinée, de cette belle journée du 24 septembre 2016, que le doyen des spéléologues Algériens, Mohamed Bougheddou, s’est éteint à l’âge de 88 ans.
A Miliana, en début d’après midi, une foule nombreuse l’accompagne pour sa dernière descente.
Spéléologiquement Mohamed ! Repose en paix !
Mohamed Bougheddou, 03 Aout 1928 - 24 Septembre 2016
27 septembre 2016