Par: Aomar Sider
Tout village kabyle a une ou plusieurs places publiques dont l’histoire est intimement liée à la sienne. Celle de Djemaâ Saharidj serait sans doute l’une des plus célèbre de par la richesse et le foisonnement d’évènements dont elle témoigne de l’Antiquité à nos jours.
Photo A.Sider
Malheureusement, certains n'ont pas résisté à l'épreuve du temps, seule la mémoire collective a pu sauvegarder quelques morceaux du puzzle de ce lointain passé. Dans cet ordre d'idées, nous nous contenterons de cette source qu'est l'oralité (génie de notre peuple) nonobstant son imprécision dans le temps et le risque de confusion entre le mythe et la réalité. Aussi, faut-il chercher ces informations exclusivement chez les vieux alors que les jeunes (à se demander à ce titre ce que leur enseigne l'école ?) ignorent le passé de leur village et ne savent même pas que les Romains l'ont habité bien avant eux et leurs grands-pères, il y a de cela près de 2 000 ans.
Grotte du chacal et grotte de l'eau.
Tandis que «lghar b-buchen» (grotte du chacal) et «lghar b-bwaman» (grotte de l'eau) peuvent représenter, quant à elles, sa partie creusée. En outre, on peut également retrouver le long de cette piste (en descendant vers la place) des fragments de ces murs vestiges, parmi les pierres des murets servant de clôture aux nombreux jardins plantés d’une multitude d’arbres fruitiers.
Ces terrains s'y apprêtent fort bien car regorgeant d'eau. C'est pour cette raison aussi qu'on surnomme Djemaâ le village aux 99 sources.
Autrefois, dit-on, on dénombrait pas moins de cinq moulins à eau le long du ravin au pied du mont «Fiwan» surplombant le village du côté Est. Pour nos informateurs, le nom de ce mont est un terme latin (romain) chose que nous réfutons puisqu'il peut dériver du verbe «ffi» (couler) en kabyle et signifie le pluriel de «iffi» (téton), en kabyle.
Ceci pour dire que ce n'est nullement par hasard, mais plutôt l'abondance de l'eau qui aurait joué un rôle prépondérant dans l'attrait des Romains à s'installer à Djemaâ pour fonder la cité qu'ils baptisèrent «Bida Municipium» du nom de Ibidah, la doyenne des tribus de la région qui s'appelait alors, et ce jusqu'à présent, Ait Frawcen (du nom d'un roi numide).
Les Romains s'y sont installés durablement pour avoir entrepris la construction de l'aqueduc et du château sur le tertre dominant la cité et dont le mur suscité ferait peut être partie (seules des fouilles peuvent élucider l'énigme). A ce propos, on raconte qu'en ces temps-là, le roi gouverneur) qui l'habitait s'est fait aménagé un tunnel tapissé de mosaïques par lequel il débouchait directement sur l'arène publique sous forme de théâtre (l'actuelle place publique) pour assister aux duels ou autres manifestations organisés a son intention. De ce théâtre, il ne subsiste présentement aucun signe hormis les dizaines de pierres taillées éparpillées sur la place même, les unes devant la fontaine, les autres aux alentours dont certaines servant de cages de but pour les garçons Jouant au foot au fond de la place.
Photo A.Sider
L’emprunte des Romains
On peut aussi évoquer que lors de nombreux terrassements pour construction autour de ce prétendu théâtre, beaucoup d'objets (statues, bijoux, sarcophages amphores, monnaies...) ont été trouvés mais n'ont pas été conservés du fait soit qu'on ignore leur valeur culturelle et archéologique, soit tout simplement parce qu'il n'y a aucun musée à 100 Km à la ronde.
C'est cette lacune qu'à relevée M. K. Mohamed, enseignant retraité qui a gardé, contrairement aux autres, beaucoup de pièces de monnaie, dans l'espoir qu'un jour Djemaâ sera dotée d'un musée où seront déposés tous ces objets de l'époque romaine dont la statuette de la Sainte Vierge sculptée sur du calcaire. Sa présence parmi les vestiges nous permet ainsi de situer la période romaine à Djemaâ bien après l'avènement du christianisme.
Cette statue de près d'un mètre de hauteur est actuellement gardée à l'intérieur du bureau d'accueil du CFPA (Centre de Formation Professionnelle de Adultes) de cette localité. Celui-ci a été construit par les sœurs et les pères blancs pour des œuvres de charité et l'enseignement des métiers traditionnels.
A noter que même ce centre a été, lui aussi, construit partiellement sur la place publique ou sa périphérie.
C'est également à la limite de cette fameuse place publique qu'on trouve l'unique vestige (une zaouïa) des Turcs à Djemaâ Saharidj. Ce qui semble à priori insolite du fait qu'ils ne l'ont jamais habité.
Néanmoins, il nous a été rapporté que pendant cette époque ottomane (qu'on appelait protectorat turc), il y avait le passage régulier d'une brigade de cavaliers venant de Tamda leur campement le plus proche), à leur tête un officier turc d'Alger. Cette dernière avait comme mission de collecter la dîme auprès des villageois. Aux récalcitrants, elle réservait des séances de torture et bastonnades sur cette place publique qui ne se terminait que lorsqu'une personne de l'assistance, par pitié, bravoure ou pour l'honneur s'engage à s'acquitter de leurs impôts... On raconte aussi que l'officier turc a fini par tomber amoureux d'une jeune fille de ce village qu'il épousera d'ailleurs. Ce fut, lui, en tant que gendre, qui ordonna la Construction de cette Zaouia. Un coup de cœur ou de raison ? Nul ne le sait. Toujours est-il que cette école est encore intacte, avec son architecture typiquement turque. Elle continue de fonctionner comme une Zaouia avec internat fréquentée par des dizaines de «tolbas» venant de plusieurs régions. L'école a bénéficié d'un puits creusé dans la cours même et de trois douches construites légèrement en retrait de quatre mètres de longueur sur deux de large. L'eau coule à longueur d'année, fraîche en été et chaude en hiver, dans les murs a moitié recouverts de faïence sont aménagées des excavations (petites niches) pour mettre ses vêtements avant de prendre son bain ou faire ses ablutions.
C’est pratiquement et surtout à cet usage (ablutions) qu'elles servent à présent, du fait qu’elles sont surélevées d'une mosquée, «Tala muqren » financée par les villageois. Une porte de sortie de cette mosquée donne sur les douches demeurant ouvertes toute la journée. C'est à quelques mètres de là, sur le même niveau, qu'on retrouve la fameuse source «assaridj» de renommée régionale puisqu'on vient de tous les villages environnants, notamment en été pour son eau fraîche et de très bonne qualité. Elle daterait de l'époque romaine, les Français l'ont aménagée telle qu'elle est a présent. La fontaine est divisée en deux parties avec chacune trois robinets d'égal débit. L’une est réservée aux hommes, l'autre aux femmes. Cette dernière est couverte et sert de lavoir. Mais elle est ouverte comme l'autre partie, sur un espace qui est le prolongement de la place publique.
Les va et vient des chercheurs d'eau.
Au fond de cet espace, et contre les murs des premières maisons, sont disposés deux ensembles de bancs en ciment que sépare une ruelle. De ces bancs, on peut observer le va et vient des chercheurs d'eau qui viennent à pied ou sur des mulets, car le véhicule est interdit dans l'enceinte de la fontaine. D’un coté, les bancs sont couverts, de l'autre non, mais situés, à l’ombre d’un immense figuier, ce pourquoi ils sont très fréquentés en été. L'arbre appartient à tout le monde. Bon an mal an, il donne des quantités énormes de figues. Il ne peut en être autrement puisque toute l'eau qui s'échappe de la fontaine passe à deux pas seulement de son tronc.
Cette eau comme celle des douches ne sont en fait pas perdues, elles sont drainées dans des rigoles et réparties équitablement dès le mois de mai par le comité des sages du village, entre les riverains pour irriguer leurs jardins. Il se trouve que le premier jardin irrigué juste au dessous des douches et l'une des premières maisons les plus avancées sur la place publique appartiennent à l'une des figures les plus emblématique de l’Algérie contemporaine, Aïssat Idir, le fondateur de l’UGTA (Union Générale de Travailleurs Algériens) un certain 24 février 1956. C'est sur cette poignée de terre qu'à vécu Aïssat Idir toute une partie de son enfance. Un illustre homme dont l'Algérie entière et Djemaâ Saharidj particulièrement sont fières. Cela dit, c'est lui rendre hommage en baptisant (depuis juillet 1998) la place publique en son nom.
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A propos de Ledjma.
Le rassemblement s'il a eu lieu, peut expliquer le toponyme «Djemaâ», car si Saharidj («assaridj») veut dire bassin (un terme turc, dit-on), le terme Djemaâ où Ledjma n'est jamais élucidé.
On avance à ce propos que ledjma (vendredi) serait, à une époque reculée, son jour de marché, ce que d'autres réfutent soutenant que le marché de vendredi existe depuis toujours à Mekla (son chef-lieu de commune), il ne peut y avoir deux à quelques kilomètres d'intervalle. Ce qui fait admettre à d'autres que Djemaâ Saharidj veut dire ensemble de bassins. Certes, Djemaâ a son marché hebdomadaire, mais il se tient le jeudi sur la place même, et ce, depuis l'Indépendance. Car, pendant la guerre de libération, l'endroit était zone interdite...
Et comme il faut s'y attendre, le côté mystique ne peut être absent dans une place aussi polyvalente que celle-ci. Deux mausolées y sont érigés : celui de Sidi Berdous et celui de Sidi Hend Ussaâdi. Les deux hommes étaient des inconnus venus d'ailleurs. Apres leur mort, les villageois ont commencé à visiter leur ermitage (mausolée) pendant les fêtes religieuses.
Quant à l'origine de l'eau de la source «assaridj», nul ne le sait (nul ne doit le savoir), car une légende dit, que le seul homme (un étranger, un Magherbi) qui prétendait le savoir et qui l'aurait prouvé (en envoyant du son « Aghourchal », qui sera capté à la source quelque temps après), aurait été décapité ce jour-là.
Cette histoire (ou légende) et son châtiment seraient sûrement imaginés pour dissuader les gens à chercher la clé de l'énigme. Sinon imaginons un instant que tout le monde le sache et qu'un malin sadique ait l'idée d'empoisonner la population ? N'est-ce pas qu'il vaut mieux avertir que guérir.
L'Exhérédation des femmes Kabyles.
Vous pouvez lire dans les détails cet épineux problème qui a été à l'origine de l'éclatement de conflits belliqueux entre villages et archs de Kabylie. Brièvement, des Kabyles pour subvenir à leurs familles furent contraints de louer leurs services aux Reis corsaires d'Alger. Beaucoups furent arrétés et emprisonnés en Espagne. Dès le moments qu'ils furent portés disparus, on les avaient cru morts, leurs femmes en Kabylie se furent crues devenues veuves, avaient épousé d'autres hommes en secondes noces.
Mais, coup de théatre ! En 1767, à la faveur d'un traité conclu entre la Régence d'Alger et l'Etat espagnole, les Kabyles captifs furent libérés. De retour chez eux à leurs domiciles, où on les avaient cru morts, ils y auraient trouvé femmes remariées et biens dispersés; situation grosse de conflits meurtriers entre familles, villages et meme entre archs. Cette situation fut vite maitrisée lors du célèbre conclave, à l'innitiative d'un descendant des At Lqadi, Boukhtouche (en kabyle : Bu Wextuc : l'homme à la lance), qui se déroula précisément sous l'olivier que vous voyez sur la photo, à la place du Marché de ǧmeɛ n Sariǧ, où pour éviter que des situations conflictuelles similaires ne se renouvellent plus, car elles mettent à mal la cohésion des Tamawyin (confédérations) kabyles, on décida de l'exhérédation des femmes, comme mesure préventive des conflits ravageurs, mais à charge que celles-ci, en cas de divorce, puissent retrouver leur foyer paternel, et recouvrir pleinement du droit d'héritage tant qu'elles demeurent veuves. S'elles se remarient, elles perdent automatiquement leurs droits d'héritage.
Alors, pour sceller cet accord 2confédéral" et mémoriser les actes de ce conclave, une « pierre salique », que vous pouvez voir sur cette photo, fut alors dressée sur la place du Marché sous l'olivier, et porta longtemps le témoignage de cette mesure.
D@A.
Bibliographie :
1- Si Amar Boulifa , "Le Djurdjura à trvers l'Histoire", 1920.
2- Henri Genevoix, Djemâa-Saharidj : Éléments folkloriques pour servir à une étude monographique des Aït-Fraoussen (Kabylie), Fort-National, C.E.B., 1958.
L’éléphant de Boukhtouch
( H.Genevois ) !
On raconte que, au temps où les Iboukhtouchen étaient puissants, ils avaient un éléphant qu'on appelait l’Éléphant de Boukhtouch. C'était le gardien de leurs propriétés. Son entretien était à la charge des sujets : à tour de rôle, les familles de Djemâa-Saharidj lui préparaient son manger : chaque jour, on devait lui donner huit doubles de fèves et deux moutons. De plus, il pâturait dans les potagers du village et les abîmait tous, car, non seulement il mangeait jusqu'à satiété, mais il s'allongeait pour dormir au milieu des choux et des courges. Les gens auraient bien voulu se plaindre, mais ils avaient peur. Quand pourtant ils estimèrent que l'éléphant exagérait, les anciens du village se rassemblèrent et se dirent entre eux:
- Essayons de trouver un moyen de nous débarrasser de cet éléphant de Boukhtouch : il nous mange tout, nos champs et nos provisions ; puisqu'il nous fait tant de tort, essayons de nous tirer d’affaire : si nous sommes tous d'accord pour dire la même chose, le roi ne pourra nous faire aucun mal, tandis que si un de nous était seul à élever la voix, il pourrait le faire battre et lui couper la tête.
- L'idée est excellente, dirent-ils.
Ils décidèrent donc que l'un d'entre eux dirait : Seigneur-Roi, ton éléphant... Un deuxième ajouterait : nous cause bien du tort !... et un troisième terminerait : Si tu l'enlevais...?
Le lendemain, ils allèrent trouver le roi Boukhtouch qui leur dit :
- Que voulez-vous, mes amis ?
- Seigneur-Roi,dit le premier, ton éléphant...
Mais aucun des anciens n'ajouta quoi que ce soit à ce mot d'"éléphant": celui qui avait parlé le premier se mit à trembler pour sa tête. Tous se taisaient : personne, sauf lui, n'avait osé dire un mot au sujet de l'éléphant.
Boukhtouch, prenant la parole, lui dit :
- Continue ce que tu as à dire sur mon éléphant.
- Seigneur, répondit l'autre,ton éléphant s'ennuie tout seul : trouve-lui un compagnon...
Quant aux autres, ils se turent. Le roi était intelligent : il comprit que l'éléphant leur causait du tort : il les en débarrassa.