[Qui se rapporte aux divers aspects de la vie sociale des individus, en ce qu'ils constituent une société organisée.]
Aussi loin que remonterait la mémoire de l’homme, en raison de l’absence d’un contexte historique où l’écrit constitue le fond d’archives des civilisations, l’oralité, en général, a formé en Afrique du Nord, à l’instar d’autres contrées du Monde, le terreau qui a permis un certain épanouissement physique et surtout moral de la société. A travers ce réflexe, dans toutes les stratégies de domination et d’expansion, il est établi que des connaissances du dominé, l’ennemi vainqueur s’en est toujours servi (et des hommes et des documents.) L’esprit, en veilleur sacré et inaliénable et dont la flamme a de tout temps assuré ce réflexe pérégrinatoire de survie, ne s’est jamais dessaisi.
Pour ces raisons historiques qui ont contribué à la disparition même des archives, situation qui a amené tout travail de recherche à s’appuyer presque exclusivement sur des témoignages et sur l’oralité en faisant appel à la mémoire collective qui, faut-il le rappeler, tout en étant éparse, s’est effilochée à travers le temps et les péripéties vécues par les populations ayant subi les chocs civilisationnels par la force et le génocide. Des chocs et des agressions continuels qui ont eu pour résultats le morcellement, le cloisonnement, le repli sur soi. Cependant et pour l’essentiel, la quintessence de cette mémoire, jadis commune à tous les groupes, donc dans sa large composition, est sauvegardée. Les quelques rares écrits d’érudits constituant la rare archive miraculée puisque gardée en bonne place comporte des éléments de lieux, de localités, de dates et de personnes nommées. Mais, en grande partie, le fil de la transmission est entretenu par cette chaîne de transmission inter-générations.
La recherche qui consiste à plonger dans les entrailles du passé de la société s’effectue suivant les thèmes, l’orientation et la bienveillance des personnes sollicitées ou à solliciter. Il y a aussi le tact de la relation humaine du solliciteur. Cependant, il faut tenir compte du facteur de fiabilité des éléments de l’information recueillie, des éléments qui resteront, de toute évidence, à toujours vérifier chez d’autres témoins…
Une fois recueillies, les informations sont soumises à critiques par des confrontations, recoupements et autres approches visant la fiabilité des éléments.
A titre d’exemple, l’approche d’une datation pourrait, en l’absence de calendrier et de source graphique, trouver compensation par une date en rapport avec un événement religieux ou autre fait spécifique (agricole ou naturel…)
Il en est ainsi de la démarche entreprise dans la recherche thématique du chant liturgique ancien jusque dans ses racines les plus lointaines.
En effet, le chant chez nous, dans notre société, pourrait se définir, d’une façon générale, comme exutoire de sentiments humains, de vives expressions de joie ou de malheur, vécus individuellement ou en communauté. Une déclamation accompagnée d’un air musical, créé, improvisé ou adapté, marque souvent et d’une manière indélébile les esprits qui en sont conviés, comme dirait le poète : Par la violence de leur beauté ou par la beauté de leur violence.
Se perpétuent ainsi des fresques uniques, inachevées, voire incomplètes, de faits chevaleresques ou de défaites cuisantes marquantes que le chant colporte de génération en génération ; des fresques dont la sédimentation ne manque pas d’intérêt pour tout chercheur passionné de renouer le fils, de rétablir le courant, de nouer ce filon presque perdu à jamais et qui lui permettra de remonter le plus loin possible dans le passé, de se rapprocher de la source du terreau fertile à rentabiliser et à réhabiliter dans la culture du terroir avec tous les apports que la science autorise.
A notre niveau, tout en soulignant que les moyens dont nous disposons sont limités pour prétendre à une étude exhaustive et poussée sur le sujet, cette démarche est la règle dès lors qu’elle est d’abord incontournable et qu’elle reste parfois la seule autorisée. Il reste entendu qu’elle ne peut se prévaloir être infaillible. Nous disons simplement que tout enrichissement de la méthode et de l’approche serait le bienvenu.
Pour rester dans la thématique de notre sujet, nous mettons à profit cette occasion pour diffuser notre expérience dans l’approche anthropologique des chants anciens.
A ce titre, le chant lyrique, qui pourrait s’apparenter à des chants d’allégresse, de fêtes ou d’occasions heureuses (hadj, l’achoura, le partage collectif de viande dite timechrett, twiza, circoncisions, naissances, mariages,… en plus des berceuses qui ont été le moyen pour chaque mère d’habituer son enfant à l’environnement immédiat de sa naissance et dès sa naissance (langue, air, religion, tempérament…), en est une production de l’esprit qui a ses prolongements dans les profondeurs de l’histoire, de la sociologie, de l’anthropologie…., et dans le religieux, avec sa connotation laïque puisque tous ces éléments s’imbriquent pour se retrouver dans la composition artistique faisant ressortir ce sentiment de joie et de bonheur par ceux qui les entonnent.
Ces réserves mises en avant, nous nous autorisons maintenant à présenter notre recherche sur l’aspect de la présentation suivante :
1- Chants lyriques. 2- Chants liturgiques.
I – Chants lyriques : dans cette catégorie, on pourrait faire rentrer l’ensemble des chants de croyances primitives anciennes comme : l’appel à la pluie (anzar), le lancement des campagnes agricoles ; l’appel incantatoire pour l’abondance des récoltes, pour éloigner les calamités et autres fléaux naturels (criquet, sécheresses, incendies et autres prédateurs imprévus et imprévisibles) ; de même que lors du dépiquage des céréales…. Il y a aussi ce qui s’appelle en kabyle tibougharin, exclusivement de femmes, chants d’allégresse de fêtes : mariages, naissances, circoncisions….
-Appels aux Saints du pays et à ceux du Monde musulman, enrichis d’incantations magiques et mystiques.
-Berceuse (tazuzant) pour bébé à qui la maman, fidèle gardienne de la culture orale ancestrale, tient dès le petit âge à donner des rêves de beauté et de grandeur, tout en lui donnant assurance par sa douce voix.
-Glorification des héros et autres actions chevaleresques à l’image de l’Emir Abdelkader, Cheikh Bouziane, Cheikh Aheddad, Ben Boulaïd, Didouche, Amirouche et bien d’autres encore, jusqu’au simple guerriers et chahid ou moudjahed. Ceci pour la période contemporaine de notre vieille histoire puisqu’il ne faut pas occulter les bravoures anciennes qui ont défrayé l’histoire glorieuse des rois numides (Jugurtha et Tackfarinas, par exemple) et celle du début de l’Islam en Afrique du Nord, à l’image de Tarik Ibnou Ziad et d’autres, même parmi les insurgés contre un certain ordre établi comme Aba Yazid, l’homme à l’âne….
-Sagesse et morale populaire dont la figure de proue, pour la Kabylie, reste incontestablement le vénérable et le vénéré Cheikh Mohand Ou El Hocine, en complémentarité avec l’aède universel, Si Mohand Ou M’hend.
-Mélopée (acewwiq) et autres airs improvisés sur l’émotion du jour. Cette catégorie de chants englobe l’ensemble des airs composés ou improvisés par une inspiration subite d’un événement marquant, d’exultation ou malheureux, parfois même un mélange des deux.
-Le romancero (ce qui pourrait se traduire par izlan) dont l’une des formes est superbement stylisée par le poète Si Mohand. Connu en Espagne sous le nom de la chanson du roi Don Fernand, appris chez les aînés ; un romancero qui semble avoir été entendu dans les plaines de Tanger, Sersou, Cheliff, Seybouse et même en Kabylie auquel pourrait s’apparenter plusieurs chants du terroir. Nous citons à titre illustratif le chant de légende mystique « A baba inouva », interprété, modernisé et mis à profit par Idir. D'autres chants du genre existent à travers le pays à l’instar de « Hayziya ».
II- Chants religieux : Dans son ensemble, cette catégorie de chants est indissociable, sinon incontournable de l’autre catégorie précédemment énoncée. Il s’agit essentiellement de chants liturgiques psalmodiés ou chantés à travers des cantates à l’images de ces strophes significatives, chronologiquement choisies :
A Sidi Nouh, hareb ghef rouh (O ! Prophète Noé, sauvegarde notre âme) ; A Sidna Aïssa, hareb ghef tasa (O ! Prophète Jésus, sauvegarde la fratrie) ; Sidna Youcef (le miraculé) ; …. Tous ces envoyés de Dieu sont superbement chantés par les khouans : frères confrériques, notamment chez les irehmanen). De longues proses leur sont consacrées, pour chacun des Prophètes et dont les éléments les constituant sont essentiellement tirés du Coran.
En effet, la poésie chantée des cantates par les khouans [du langage ésotérique soufi] et inspirées du Livre sacrée, sont traditionnellement admises. Elles remontent aux temps immémoriaux des ancêtres, glorifiant l’acte religieux épiques depuis déjà l’époque du Prophète de l’Islam, de Ali, son gendre et de Fatima, sa fille, et de ses petits enfants : Hsen et Hussein.
Car, faut-il le rappeler, le devoir religieux en Kabylie, de tradition Sunnite millénaire, côtoie sans gêne une pratique marquée de mysticisme confrérique, Tarehmanit, à un degrè moindre Taԑemmarit et divers cultes des Saints. Ainsi la mystique soufie, illustrées par des célébrités notoires, comme Sidi Abderrahmane Boukebraïne, Sidi Abdelkader Djilali, Sidi Ammar Bousenna, Sidi Rached, Sidi Boumedine, Sidi El Houari, Cheikh Mohand Ou El Houcine, Cheikh Aheddad…. et la liste peut se prolonger longue à bien d’autres encore au niveau des régions et localités, sont la prédominance pratique des croyances locales. Nous prenons par exemple cette strophe inédite ancienne composée et chantée en l’honneur de Sidi Hend Aouanou, Saint protecteur des At Iraten en Haute Kabylie :
Sidi Hend Awanu, A lefnar n At Iraten,
A y as yefkan d at Rebbi, Rnan-as ibadniyen,
Cay Lillah a jeddi-k yeqwan, Ternid ula d-Irumyen.
Ô ! toi, Saint Sidi Hend Aouanou, Toi le phare des At Iraten,
Dôté en privilège par les Cieux et Saints déclarés,
Par le miracle de la sainteté de tes ancêtres,
Tu as su te rendre victorieux des Français occupants.
Avec, naturellement, l’omniprésence du dikr (dkerr), des proses qui sont des louanges chantées à l’adresse du Créateur et son dernier Envoyé, et nous n’en citerons que cette vieille strophe qui, se rapproche du verset (qoul houwa Allahou) dans sa forme kabylisée :
Sebhan Rebbi ur nesԑi gma-s, Ur yesԑi wa’r ay ciwer,
Ur yesԑi ahbib wala aԑdaw, Si m’kul tama inuder,
Yessers iman-is d awhid, Di nesxa n Sidna ԑumer.
Par l’Unicité de Dieu, Sans frère ni autre conseilleur,
Sans ami ni ennemi, Dominant l’Univers,
Se déclarant l’Unique, Par la voix du Coran du temps de Sidna Omar.
Le dikr reste l’expression rituelle chantée de relation permanente, par la voix, par la voie des khouans, déclamés dans les veillées et les processions funèbres.
En rappelant que le répertoire des chants liturgiques des khouans, aussi varié que diversifié, a pour source les hommes pieux maîtrisant assez bien leur sujet dans le domaine religieux. Le répertoire est continuellement enrichi par la grâce, souvent spontanée chez leurs compositeurs, de la gent féminine, celle-là même qui, traditionnellement, s’avère meilleure gardienne des valeurs spirituelles, rituelles et principalement religieuses. Ce qui nous autorise à croire que leur inspiration spontanée du poème religieux s’en trouve justifiée. Là, encore, hommage est à rendre à la femme dont la mémoire vigilante à sauvegarder notre patrimoine oral cultural, culturel et cultuel et aussi à assurer une présence permanente auprès de l’homme dont elle ne manque pas d’enrichir en durée la superbe œuvre poétique des chants religieux.
En conclusion, à travers cet exposé, nous pouvons dire que le patrimoine immatériel, dans toutes ses composantes et variantes, est sauvegardé de l’oubli par la grâce de la mémoire collective qui a su surmonter toutes les vicissitudes du temps, a pu survivre aux multiples agressions allochtones ; des agressions qui visaient l’éradication aliénataire de ce patrimoine inestimable et inaliénable. Nos devanciers ont réussi le pari de perpétuer intelligemment, par des chants, pour chaque époque son support musical, et jusqu’à nous des noms et des lieux, des épisodes et des événements. Ce qui en ressort de notre étude c’est que leur oralité est tenace, vivace et indéfectible. Il nous revient à nous maintenant de relever le défi pour continuer cette édification à l’épanouissement grandiose et universelle de notre culture plurielle et riche.
Notre appel, aujourd’hui, s’adresse à l’ensemble des chercheurs (anthropologues, linguistes, et autres) de conjuguer leurs efforts avec abnégation et célérité pour la sauvegarde du patrimoine, son épanouissement fructueux dans l’universalité.
Omar Kerdja.
* Communication présentée à Constantine, le 26 novembre 2014.
*Article paru dans 'La Cité', rubrique idées-débats de ce jeudi 26 mars 2015.