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Cherif Kheddam :
Un homme simple et ordinaire.
Pour une œuvre majeure et exceptionnelle.

« Il se produit toujours un miracle dans la musique, je n’ai jamais su comment » . C’était pratiquement les seuls mots qu’il a prononcés ce soir-là ; un soir de Février 2010, à la clinique Edouard Rist, Paris 16ème. Il était particulièrement silencieux mais animé d’une agréable gaieté et d’une sérénité imperturbable.
J’avais envie de lui dire : le miracle, c’est toi !
Il était forcément un miracle. Car il faut vraiment être habité par quelque chose qui dépasse toutes les limites du raisonnable pour avoir un tel destin. Sinon, comment un ouvrier dans une fonderie en 1955-1956, en pleine guerre, qui ne sait ni lire ni écrire, décide de prendre des cours de solfège ? Je ne crois pas que j’aie besoin de m’étaler ici sur les conditions du travailleur immigré algérien à cette époque. Un homme qui vient de nulle part, pour cet univers de la musique, qui n’est pas du tout préparé ni culturellement, ni sociologiquement et encore moins socialement à réaliser une rupture et une révolution dans la musique et la chanson kabyles.
Quand Cherif  Kheddam ose l’aventure de la chanson, vers 1956, il faut se rappeler que la chanson kabyle orchestrée, avait à peine une quarantaine d’années d’existence.
C’est avec l’arrivée de Cheikh El-Hasnaoui, vers 1937, que nous avons, pour la première fois, une expérience aboutie dans ce nouveau format de chant, en totale rupture avec le chant traditionnel en vigueur dans les villages. S’en suivront d’autres chanteurs: Slimane Azem, Cheikh Nordine, Lla Yamina, Ldjida tamuqrant, Zerouki Alloua, Cheikh Arab Bouzeguerene, Moh said Ouvelaid, Ahcène Mezani, Cherifa… à des degrés d’aboutissement et de réussite plus ou moins équivalents.
Nous avons donc, jusque-là, un modèle de la chanson au format de ce qui se produisait dans la chanson chaabi algéroise ; un cycle musical qui se confond à celui du chant, Refrain-Couplet, dont la forme s’inspire beaucoup des chants traditionnels. Quant à la structure, on est plutôt dans le répertoire modal de la musique Chaabi algéroise. Une exception à observer concernant ce que réalisaient à la chaine 2 Cheikh Nordine et Lla Yamina, avec sa troupe de chorale féminine, étaient vraiment dans la pure tradition des chants anciens.
La tessiture des mélodies tournait autour de cinq degrés, rares étaient les mélodies qui atteignaient une octave.
Sur le plan de la forme, les thèmes musicaux étaient les mêmes que les thèmes chantés : Refrain (A), Couplet (B). Il n’y avait pas de thème d’introduction (A’) ni de thème de pont (B’) entre le refrain et le couplet.
Sur le plan modal, hormis Le Sihli, qui est étranger à la musique andalouse d’où sont issus tous les modes Chaabi, Toutes les mélodies vont être alignées au modèle chaabi ; « le fait du prince », au gré du chef d’orchestre et des musiciens.
Concernant le rythme, la problématique est toute autre. Pendant plusieurs décennies, la chanson kabyle n’avait pas son percussionniste. Les chanteurs, notamment d’avant 1962, faisait avec ce qu’on leur proposait. Ils n’étaient pas forcément conscients de la nature de ce avec quoi les percussionnistes les accompagnaient. Le plus important était d’être dans le rythme, dans le chiffrage juste, en binaire ou en ternaire. Chanter un morceau en 2/4 et être accompagné en G°bahi ou en Rumba (avec un tempo doublé, à défaut d’un 4/4) ne change vraiment rien pour le chanteur. Et c’est valable pour tous les autres rythmes. C’est ainsi qu’on reconnait chez tous les chanteurs des années 40 et 50 des rythmes qu’on ne retrouvera plus avec l’arrivée des percussionnistes algériens sur la scène. Seule la valse faisait exception, pour la simple raison que nous n’avions pas de rythmes correspondant au chiffrage à trois temps dans notre culture. Et la conception d’une mélodie à trois temps était un choix recherché et un acte délibéré chez le chanteur-compositeur. Jusqu’aux années soixante, nous avons seulement trois réalisations en valse : Cheikh El-Hasnaoui, dans « ya mahla el-leil » en 1947, Alloua Zerouki, dans « Amirouche » en 1959 et Cherif Kheddam, dans « A Lemri » en 1961.
Si un jour nous voudrions faire une recherche exhaustive sur les rythmes authentiques de notre très ancienne tradition musicale, il faudra nous intéresser sérieusement à l’œuvre de Nna Cherifa.
En 1955-1956, quand Cherif  Kheddam décide de se jeter dans l’aventure de la chanson, il n’en avait pas tous les éléments de maitrise ; il savait à peine gratter à la guitare, il ne connaissait personne dans le milieu artistique, … quand il enregistre sa première chanson, “yellis n-tmurt-iw“ =(Fille de mon pays), il y avait comme toute formation musicale trois musiciens ; un flûtiste, un percussionniste et un luthiste, en la personne du tunisien Ali Triki.
Dans sa forme, il est resté dans ce qui se faisait habituellement à l’époque ; Refrain-couplet et les thèmes musicaux correspondants : A-B. Cependant, sur le plan modal, Cherif Kheddam, sans en être vraiment conscient car ne connaissant pas encore la musique, mettra une touche particulière, qui fera sa marque de fabrique pour plus tard ; il module. La modulation : une notion jusque-là complètement étrangère aux pratiques des compositeurs, algériens en général et kabyles en particulier, et qui le demeurera pendant très longtemps, à quelques exceptions près, comme Hassan Abassi et Lounès Matoub, qui deviendra un maître en la matière.
Il va donc commencer sur un Kurdi en Ré et un sol mineur, avec amorce de passage en Do Majeur. Dans le chant, quelques nuances préfigurent déjà le quart de temps : on a tendance à entendre un Mi-quart à la place du Mi bémol.
Sur le plan de la tessiture, il réalise une octave entière. Ce qui était un fait exceptionnel pour l’époque. Plus tard, il élargira davantage sa tessiture jusqu’à atteindre deux octaves.

Avide et férus du savoir qu’il était, une année après son premier enregistrement, 1957-1958, il se prend en charge en s’engageant dans des cours de musique : Le solfège, auprès de Fernand Lamy, l’écriture musicale : notion d’harmonie, chez Mme Lamy. Sous la recommandation de Hachellaf, il prendra aussi des cours de Luth et des modes dits orientaux auprès du Tunisien El-Djamoussi.
Ces formations, son sens de la rigueur aidant, vont forger et déterminer la structure et la forme d’une œuvre qui fera rupture avec tout ce qui a été fait jusque-là. Nous avons pour la première fois un chanteur, auteur-compositeur, conscient et maîtrisant ce qu’il fait. Le premier chanteur à se présenter dans les studios d’enregistrement avec des partitions écrites de sa main. La chanson « a Lemri », dans sa première version symphonique, représente le plus grand exploit et la réalisation la plus aboutie, aussi bien sur le plan musical que poétique, de l’histoire de la chanson kabyle.
L’homme arrive en 1956 à la chanson, armé seulement de la passion et de l’envie de chanter, et quatre ans après, il bouleverse toutes les pratiques et toutes les méthodes du métier. Il change la configuration de la chanson kabyle, il passe de deux thèmes musicaux ; A-B (Refrain – Couplet), à quatre thèmes ; A’(Introduction) – A (refrain) – B’ (pont) – B (Couplet). Il introduit des modes jusque-là non pratiqués dans la chanson kabyle ; tous les modes de la musique méditerranéenne, communément appelés, à tort, orientaux, avec la réhabilitation du quart de temps que nous avons perdu mais qui a toujours existé dans notre tradition musicale chantée.
Il a l'audace en 1961 – c’est juste surréaliste ! – de dénoncer le port du foulard et du hijab, dans la chanson « Lehjan N-tharrit », et d'appeler à réhabiliter la femme dans sa citoyenneté pleine et entière ! Je n’ai même pas besoin de rappeler qu’il s’agissait bel et bien d’un homme qui a été destiné, à la base, à être un imam tant en terme de conservatisme, à cette époque et à bien des égards aujourd’hui-même, un imam n’a rien à envier à un kabyle ordinaire. D'autres textes sont autant surprenants et extraordinaires les uns que les autres. Ils feront l'objet d'une autre publication.

Notre musique s’inscrit dans la tradition de la musique modale. Cependant, nous y avons introduit des éléments de la musique tonale sans en vérifier la conformité et la cohérence.
À partir des années 70, une nouvelle vague de chanteurs introduisent des éléments de la musique occidentale ; harmonie, … dans des styles différents. À bien analyser leur travail, on constate qu’il ne sont pas conscients du décalage de gammes et de tonalités entre la grille d’accords qu’ils établissent et la tonalité, la gamme, sur laquelle se développe la mélodie. À titre d’exemple, quand ils sont sur un Kurdi en Ré, il est clair qu’il y a deux altérations : Si bémol et Mi bémol. Logiquement, selon les règles de l’harmonie, on construit ses accords sur deux gammes possibles, dites relatives. On est donc soit en Sol mineur, soit en Si bémol Majeur. Cependant, souvent les compositeurs n’en sont pas conscients. Ils construisent leur grille d’accords entièrement sur la tonalité de Ré.
Comme on constate souvent l'absence de la notion de mineur harmonique et de mineur mélodique dans leurs compositions et harmonisation en question. Ce qui est une conséquence logique du système modal, du mode Kurdi dans ce cas précis.
La même problématique se présente aussi dans d'autres modes; Ajam, Raml al-maya, ... les plus usités.
Dans la musique kabyle, ce que nous considérons comme gamme mineure ne l’est pas vraiment, si tant il est admis que la notion de « Majeur » et de « mineur » renvoie à la musique classique occidentale.
Prendre des cours de musique, avoir une formation musicale, est une chose fondamentale pour tout musicien, pour tout compositeur. La qualité, la lisibilité aussi, de l'œuvre en dépendra.
Dans toute son œuvre, Cherif Kheddam savait faire la différence entre la gamme mineure et le Kurdi. Quand il fait un mineur, le langage, la forme et la structure sont clairs : il y a les altérations y inhérentes et il y a la fameuse sensible qui nous rappelle et nous renvoie naturellement à la tonalité.
Dans les situations où il compose sous le mode du Kurdi, souvent en Ré, il crée une situation de modulation, pour des besoins d'harmonie, vers la tonalité de Sol (mineur), en altérant le Fa (en dièse).
Nous avons un autre souci dans le mode majeur. Souvent l’on confond la tonalité du mode majeur avec celle du mode Moual (de la musique Chaabi) ; il est vraiment rare, de rencontrer un majeur sans la quart augmentée. Prenons l’exemple du Do Majeur ; réécoutez toutes les chansons qui vous paraissent être dans cette gamme. Vous allez remarquer, à un moment ou un autre, l’apparition du Fa dièse. Du coup, en musique tonale, on est automatiquement en Sol Majeur. Le mode Ajam, aussi, s'y invite comme un majeur et on considère l'altération du 7ème degré (en bémol), Si bémol pour le Do, comme un "accident".
Matoub Lounès a réussi à régler le problème, dans la chanson "ur-shissif-ara", à la base en mode Mezmoum sur Do. Il module vers la tonalité de Sol (majeur) à chaque fois que le Fa est en dièse et il revient à la tonalité de Do (majeur), à chaque fois que le Fa est en Bécarre .
En règle générale, il y a toujours une quarte ou une quinte de décalage, selon le sens du comptage, entre les gammes majeures ou mineures de la musique classique occidentale et les tonalités de nos modes, qu’ils s’apparentent au Majeur ou au mineur.

Cependant, Cherif Kheddam a été, dans toute son œuvre, on ne peut plus clair et précis quant à l’usage du mode majeur ou mineur et des autres modes.
Il est à noter, à toute fin utile, que les modes chaabi lui étaient complètement étrangers. Il a fait usage une seule fois du mode Sika ; dans la chanson « Ajellab n-tmurt-iw », qui s’apparente dans ce cas précis au mode Kurdi.
Dans son usage du Nahawand, l’équivalent du Sihli, il réalise ce lien fort et presque naturel avec le mode mineur ; mélodique et harmonique. L’exemple le plus illustratif est la chanson « Sligh i yemma ». On y retrouve tous les critères du mineur et ceux du Nahawand, dans toutes ses formes ; ce qui l’apparente naturellement au Sihli.

Les professionnels de la musique connaissent bien ce genre de problématiques.
Il est là justement le secret de tous les égards, de respect et d’admiration, qu’ont les professionnels envers Cherif Kheddam. Il n’y a aucun mystère dans les relations qu’il entretenait avec tous les chefs d’orchestre et arrangeurs qui l’ont accompagné. Tous en gardaient le souvenir d’une belle collaboration. Ils avaient en face d’eux, un fait très rare, quelqu’un qui parlait comme eux, qui est au fait du même savoir et des mêmes règles du métier, ce qui évidemment leur facilitait le travail et rendait la collaboration agréable et stimulante. De Mohammed el-Jamoussi, Cherif Korteby, Abdellah Kriou, Haroun Rachid, Abdelwahab Salim, Moati Bachir, Boudjemia Merzak, Amine Kouider, … Nous avons de quoi remplir des pages et des pages de témoignages, à juste titre élogieux, sur Cherif Kheddam.

Nous sommes ici, il est vrai, dans une démarche purement technique. Cependant, c’est la même démarche qui nous permettra de comprendre, par exemple, qu’on n’a pas seulement besoin de moyens financiers pour aligner derrière soi tout un orchestre philharmonique. C’est vrai, il en faut des moyens et beaucoup. Mais il faut surtout en avoir la capacité, celle de chanter devant un orchestre qui ne joue pas à l’unisson, d’être dans la même rigueur technique, totalement en phase, avec autant de musiciens. Aucune erreur n’est pardonnable. C’est cette exigence qui est difficile à assurer, sauf si on en a les compétences. Oui, la compétence existe aussi dans le métier de chanter.

S’il y a une chose qui fait justement l’unanimité autour de Cherif Kheddam, c’est indéniablement cette compétence et cette rigueur qu’il a à chanter avec les formations musicales les plus fournies et les plus enviables.

Beaucoup d’encre a coulé quant au caractère oriental de la musique de Cherif Kheddam. Il est vrai que jusque là, je n’ai entendu aucun professionnel digne de ce nom spéculer sur cette question.
Pour faire simple, nous avons deux à trois critères au moins, même s’il en existe plus, pour désigner le style d’une musique.
Il s’agit : 1- du type : modal ou tonal. 2- du rythme : pour un même chiffrage, nous avons plusieurs formes de rythmes, les mêmes formes correspondent à des styles bien précis. 3- Le type d’harmonie utilisé, ou pas d’ailleurs.
En dehors des modes mineurs et majeurs, Cherif Kheddam a fait le choix d’utiliser quatre modes communément appelés modes orientaux. Il s’agit du : Nahawand, Kurdi, Rast et accessoirement Bayati. Il se trouve que ces quatre sont très répandus dans les musiques traditionnelles de tous les peuples d’Afrique du nord, en particulier, et de la Méditerranée en général. Le Nahawand ne souffre d’aucune ambiguïté à cet effet du fait qu’il est très proche du mode Sihli, qui est un mode proprement algérien, très utilisé dans la chanson kabyle.
Il y a des modes qui sonnent réellement « oriental », comme le Saba, Rahat el-arwah, Husseyni … les a-t-il utilisés ? La réponse est : NON.
Pour les besoins d’une émission en hommage à Cherif Kheddam, j’ai fait l’exercice de répertorier tous les modes qu’il a utilisés depuis sa première chanson. Voici les chiffres :
- Modes Majeurs : 13
- Modes mineurs : 49
- Nahawand : 15
- Kurdi : 11
- Rast : 24
- Bayati : 02

À bien y regarder. On est loin de ce que l'on pourrait qualifier d'une tendance orientale ou orientaliste si, comme certains le suggèrent, c'est le quart de ton qui caractérise la musique orientale. Ce qui est totalement faux, pour des raisons simplement historiques que j'aurai l'occasion d'expliquer dans un autre contexte, mais qui sont vérifiables à travers une multitude de documents qui sont à la portée toutes et de tous.
J’ai parlé plus haut du problème de l’inexistence de percussionnistes kabyles, voire algériens, pendant des décennies dans le milieu de production de la chanson. Il se trouvait que beaucoup de percussionnistes jouaient à la façon orientale, un jeu très en vogue pendant longtemps. Mais pas seulement. A bien vérifier les percussions dans les débuts de sa carrière, on peut trouver de tout. Donc ce n’est pas parce que dans quelques chansons, assez rares par ailleurs, on trouve un caractère oriental dans le jeu de percussions qu’on devrait immédiatement juger du sort de toute la pièce, voire de toute l’œuvre. Il faut dire aussi que pendant longtemps, dés qu’on entendait plus d’un violon dans une formation musicale, on l’assimilait à de la musique orientale ; surtout quand c’est joué à l’unisson.

Il est dit aussi, ici et là, que Cherif Kheddam aurait connu tel ou tel artiste égyptien, comme Mohamed Abdelwahab. D’où « l’influence orientale ». FAUX ! Il n’a jamais rencontré ce dernier comme il n’a jamais voyagé dans aucun autre pays étranger en dehors de la France. Et même s’il était admirateur du génie de composition de Mohamed Abdelwahab, en cela il n’est pas seul, il n’y a nulle part, dans l’œuvre de Cherif Kheddam, l’ombre d’une influence quelconque.

En définitive, je ne crois pas pourvoir cerner toute l’immensité de l’œuvre et toute la grandeur de l’artiste en une seule publication, inspirée par l’approche de cette date douloureuse du 23 janvier; exactement huit ans depuis qu'il nous a quittés, un certain 23 janvier 2012.
J'y reviendrai à une autre occasion.
À la bonne note ;

Abderrahmane Halit, le 22 Janvier 2020.

*** P.S: Malgré ma relecture, des coquilles de ponctuation et d'orthographe peuvent encore subsister. Je les corrige au fur et à mesure que je les découvre. Mes sincères excuses.
***
Souvent, la musique en dit mieux que les mots. Appréciez l'une des dernières œuvre du maître Cherif Kheddam : Ussan agi, en La mineur.

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Tag(s) : #Chansons, #Chanteurs, #musique, #Hommages
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