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Études et Documents Berbères 1986/1 N° 1

Note sur un poème d’Ali Naroun
Par Ouahmi Ould-Braham

Article

Le document qui va suivre est un hymne à la gloire d’El Mokrani (Lḥağ Muḥend At Meqqwran), chef militaire de la grande insurrection de 1871 qui, partie de Kabylie, embrasa une grande partie de l’Algérie. Ce texte poétique fut écrit en kabyle – fait assez important de relever – vers 1918-19, juste après la guerre, par un instituteur natif des Beni-Yenni (At Yänni), en exercice à Zoubga, village des Beni-Ouacifs (Zubga At Wasif), en Haute-Kabylie.

Nous allons rapidement donner quelques éléments biographiques [1] sur l’auteur de ce poème et ensuite passer au contexte dans lequel le texte est produit et livrer sommairement des indications à ce sujet.

Ali Naroun est né en 1864 dans les Beni-Yenni (At Yänni), au village d’Aït Larba. Son nom kabyle est εli At Nabet et il est le fils de Mohand-ou-Ramdane Aït Nabet, orateur notoire et insurgé qui avait passé de longues années de détention. D’abord après la guerre de résistance de 1856-57. Ensuite, libéré, il fut repris, suite à la sanglante répression qui suivit les événements de 1871 ; car il avait joué un rôle central dans l’insurrection chez les Igawawen. Il avait échappé de justesse à la déportation à Nouméa.

Le jeune Ali devait être fortement épouvé par ces événements tragiques comme toute sa famille, du reste : son père dans les prisons françaises, ses oncles déportés ou assassinés, longtemps après les événements, sous l’instigation du commandant Ravez, en poste à Fort-National. Ali avait pu entamer des études chez les Jésuites, dans son village où la mission avait ouvert un collège. Les Jésuites, conformément à leurs traditions de l’époque, se sont adressés aux familles les plus prestigieuses que la conquête avait abattues et spoliées. C’est ainsi qu’à leur collège d’Aït Larba, ils avaient attiré tous les fils des grandes familles des Beni-Yenni dont Ali Naroun. Elève particulièrement doué, ce demier apprit promptement le français ; avant il ne disposait que de la langue kabyle. Les Jésuites avaient jugé utile de l’envoyer en France pour parfaire son instruction : ils avaient procédé presqu’à un enlèvement auquel lui-même était favorable. Notre jeune kabyle est maintenant collégien à Avignon, puis Saint-Etienne et Lyon (Collège Notre-Dame de Montciel) : il y resta de 1878 à 1887. Il y avait fait des humanités solides et lisait le latin et le grec à livre ouvert.

Entre-temps, avec l’interdiction des congrégations religieuses (loi Jules Ferry), les Jésuites étaient expulsés de Kabylie. Ils étaient remplacés par les Pères-Blancs d’Afrique. Ali Naroun reçut des Pères-Blancs des nouvelles alarmantes concernant la santé de sa mère ; il quitta la France pour l’Algérie. Arrivé là-bas, il avait complètement oublié le kabyle, lui qui devait finir dans la peau d’un poète berbère authentique et d’un humaniste kabyle. Il a vite réappris sa langue maternelle et il la maîtrisait superbement : avec son don à l’improvisation et à l’éloquence, il est devenu un orateur essentiel aux Beni-Yenni. Son niveau des humanités et de la philosophie aurait pu lui ouvrir des portes à une carrière importante, quitte à parachever sa formation dans l’enseignement supérieur, comme Said Boulifa. Mais avec l’obstination de l’Administration, il ne pouvait prétendre qu’à une carrière assez modeste. Les Pères-Blancs ont du lui faire passer un brevet, à l’issue d’un stage d’une année à l’Ecole Normale d’Alger-Mustapha. Malgré ses capacités, il n’a eu droit qu’à un simple poste d’instituteur et loin de chez lui. Il avait débuté à l’école d’Azouza vers 1889. Homme consciencieux et très estimé de ses supérieurs, Ali Naroun se vit accorder de quitter Azouza et d’être nommé aux Beni-Yenni – sa tribu – jusqu’en 1905 ; d’abord au village de Taourirt Mimoun, de 1890 à 1893. Ensuite il obtint un poste dans la nouvelle école d’Aït-Lahsène, centre voisin. A partir de 1905, il prit la direction de l’école de Zoubga (Beni-Ouacifs).

Dès ce retour de France, il se passionna pour toutes les traditions orales kabyles qu’il redécouvrit aisément. A la manière de Belkacem Ben Sedira [2] et de Hanoteau [3], il élabora des florilèges. Ainsi, de nombreuses chroniques familiales et villageoises et des notices relatives à des personnalités illustres à l’échelle locale étaient soigneusement consignées sur des cahiers d’écolier. Dans les établissements successifs où il exerça, il accordait chaleureusement l’hospitalité à des imeddaḥen (sing-ameddaḥ, chanteur-poète itinérant) parmi les plus connus El-Hadj ou-Rabeh et Larbi Ikaâbi-chène qui lui dictaient leur répertoire et les chants anciens de leurs Maîtres. C’est en dehors de ses tâches ardues d’enseignant et de directeur d’école qu’il consacrait des moments à recueillir vers, textes historiques ou littéraires, dits de sagesse. Et pour cela, il consultait de nombreux traditionnistes, à commencer par des imusnawen (sing-asmusnaw, connaisseur, homme expérimenté) membres de sa famille: Son père, apxès sa sortie de prison, son grand-père (Ramdane-ou-Mohand), poète mort à cent vingt ans en 1878 et qui avait légué quelques-unes de ses compositions. Parmi les célébrités, il avait connu Cheikh Mohand-ou-Lhoussine de Taka, visionnaire et auteur de maximes.

Son travail de collecte et parfois d’analyse avait trouvé des émules. On peut citer son ami Hocine Achab (en kabyle : Sidi Lḥusin At Sidi εli), d’une famille maraboutique de Taourirt Mimoun, directeur d’école au village d’Aït Abdel-Moumène et disciple du Cheikh. H. Achab avait recueilli de nombreux vers. Un autre collecteur s’appelle Ibazizène ; il était instituteur et avait réuni principalement des tiqsidin (poèmes hagiographiques et guerriers). Il y a aussi le Caïd Gana Mammeri (mort en 1909) qui avait fait le lycée et constitué une importante collection de pièces poétiques anciennes. Avec tous ces hommes cultivés, on peut affirmer qu’il s’est formé un micro-mouvement berbérisant, très localisé, en dehors des sphères institutionnelles [4] (Université, médersas, sociétés scientifiques semi-officielles). Mais cela ne facilita guère les choses pour ces hommes qui restèrent dans l’anonymat complet [5]: la hiérarchie universitaire de l’époque les ayant occultés systématiquement.

A partir de 1914, Ali Naroun commença à écrire directement des poèmes kabyles de sa composition. On peut retenir quelques chants à la gloire des grands hommes disparus (El Mokrani, Cheikh Mohand, Ben Ali-Cherif, Bou Choucha, Belkacem Aït-Kaci…) et un poème-fleuve sur la Première Guerre Mondiale. Il écrivit des vers jusqu’à sa mort (en 1924), survenue alors qu’il était à Blida, des suites d’une pleurésie mal soignée.

Passons maintenant au poème qui va suivre. Il a pour thème l’insurrection de 1871 et l’action d’El Mokrani, bachagha de la Medjana. Un tel sujet n’a rien d’anachronique car les quelques imeddaḥen qui continuaient à faire des tournées célébraient encore les héros d’antan et les événements marquants. De plus, cette insurrection fut la plus importante que l’Algérie française ait connue avant celle du 1er novembre 1954. Mais à la différence de cette dernière, elle se cantonna à l’Est du pays et plus particulièrement à la Kabylie qu’elle toucha durement. Il est évident que de ces événements tragiques l’instituteur des Beni-Yenni ait gardé la mémoire intacte. Il composa ce chant qui traîne dans son sillage un grand souvenir historique.

Même s’il était formé dans l’école métropolitaine de cette France partout victorieuse et qui était alors au zénith de sa puissance, Ali Naroun fit un retour sur soi-même et resta fidèle au souvenir de tous les grands hommes de son lignage et qui appartiennent à la génération précédente. A commencer par le bachagha de la Medjana. Dans ce poème, il célébra les vertus et la magnificence de ce personnage : la loyauté, la franchise, le courage, le sens de l’honneur, bref toutes les traditions chevaleresques. Mais il s’interdit de foire un panégyrique pur ; il reste très nuancé et parfois même assez réservé tant sur l’action du bachagha que sur son manque de préparation. Dans l’ensemble, il fait tout pour honorer la mémoire d’El Mokrani, allant jusqu’à rendre hommage, à la onzième strophe, à l’officier français qui, ayant fait preuve de respect à l’égard des morts, avait érigé une pierre commémorative au nom du bachagha. Homme d’une parfaite double culture [6], Ali Naroun est l’auteur d’un chant qui tient à la fois de la Légende des Siècles et de la taqsiṭ berbère (plur. tiqsidin).
Ali Naroun (1864-1924) à la fin de sa vie
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Ali Naroun (1864-1924) à la fin de sa vie
Le genre taqsiṭ qui peut être défini comme un récit mis en vers et construit presque toujours autour d’un épisode dramatique, est étroitement lié sur le plan musical au style lemdiḥ (ou ameddeḥ ou encore medh). Ce sont en général des légendes dorées célébrant des saints personnages, présentés comme des modèles de piété et de vertu et qui sont de farouches défenseurs de la foi et des valeurs traditionnelles. Si les sentiments islamiques ont inspiré aux poètes du XIXème siècle et antérieurement, quantité de vers, le genre guerrier ne fut pas moins exalté.

Cette poésie sur El Mokrani se rattache parfaitement au genre mixte religieux et guerrier. N’est-il pas présenté comme le défenseur de la foi et comme homme ne faisant pas bon marché de son honneur, à l’image des héros de jadis ? Il va combattre ; fanatisme, diront ses contempteurs, alors que d’autres parleront d’amour de la liberté.

Ce chant tient aussi de la complainte (ou encore de l’élégie) avec la description du personnage, le caractère de celui-ci et la mort qui le foudroya. Le poète commence par une invocation (en six vers) à Dieu et au Prophète puis quelques strophes plus loin, il évoque l’épisode dramatique et s’écrie :

Mes yeux, pleurez des larmes de sang.
A la nouvelle de la mort du bachagha.
Puis il prend à témoin Dieu, implorant son pardon pour lui et pour son auditoire : c’est la strophe finale, fréquente dans la poésie kabyle classique.

Henri Basset semble avoir un jugement particulièrement sévère sur la valeur littéraire des tiqsidin : « Nous pouvons supposer, dit-il, que (ces poèmes) ne présentent pas une très grande originalité ni de pensée ni d’expression ; la poésie religieuse est, chez les Berbères, la plus faible de toutes ; elle se traîne à la suite de nombreux modèles arabes, traduction et adaptation bien plutôt qu’œuvre véritablement berbère » [7]. Mais sur le thème épique, il affirme qu’ « il faut reconnaître que la poésie guerrière des kabyles ne manque pas de vigueur ; le sentiment national est généralement exalté, et la haine de l’envahisseur, l’appel aux armes, ont parfois inspiré de forts beaux vers aux poètes » [8]. Un peu plus loin, il poursuit : « En général, les sentiments islamiques y sont plus marqués que dans la poésie des autres groupes berbères. Non seulement, en effet, par suite d’une loi du genre, l’invocation à Dieu ou au Prophète encadre chaque pièce, mais l’appel à la guerre sainte ; il arrive aux poètes de pleurer autant sur l’abaissement de l’Islam que sur la perte de leur liberté nationale » [9]. Sur ce point, le poème d’Ali Naroun est beaucoup plus nuancé.

Sur le plan de la composition, comme dans toutes les poésies guerrières classiques, notre poète ne fait pas exception à la règle. Il ne rapporte pas tous les faits dans les moindres détails ; plutôt il y fait allusion en les commentant et en y exprimant ses propres sentiments. Cette taqsiṭ sur El Mokrani se présente sous la forme d’une série de strophes (au nombre de quatorze) dont chacune constitue le plus souvent une parfaite entité de sens. S’il était chanté (ou psalmodié), ce long poème aurait comporté un refrain ou une simple formule servant de leitmotiv, placée entre toutes les deux strophes. Celles-ci sont formées de six vers à rimes croisées : an (ou am)/a, qui sont identiques tout au long de ce texte.

Musicalement, cette pièce exprime la grandeur. Elle célèbre un aristocrate brisé comme fut brisée la famille d’Ali Naroun, une grande famille dans les Beni-Yenni. Il y a un parfait parallèle entre le père du poète et le bachagha qui devait exercer une fascination certaine sur ce dernier. Mohand-ou-Ramdane Aït Nabet ne fut-il pas lui aussi un homme politique de premier plan chez les Zouaoua ? Ce grand orateur et amusnaw célèbre avait épousé la même cause que celle du bachagha de la Medjana ; et cette époque de l’engagement des colonnes françaises en pays kabyle, nous venons de le voir, a laissé des traces durables dans les mémoires. Ce chant comporte une série de réflexions où souvenir et regret sont souvent mêlés.

Voyons un peu l’insurrection de 1871 elle-même [10]. Ses origines qui sont en grande partie évoquées, en note, dans le poème d’Ali Naroun [11], sont multiples.

L’échec de la politique libérale du Royaume arabe, l’effondrement du pouvoir militaire et l’installation imminente d’un régime civil triomphant laissaient prévoir un soulèvement d’une grande ampleur. Avec l’extension des territoires civils, les Autochtones sentaient peser sur eux la menace contre leurs terres et leur statut coranique, mieux respectés par les Bureaux arabes. Et ce n’est pas un hasard si, devant cette menace, les plus déterminés étaient précisément et les grandes familles nobiliaires (djouads) et les confréries religieuses, plus exactement la confrérie des Rahmania, fortement implantée en Kabylie et dans l’Est.

Une autre raison. Le nouveau régime, avec l’instauration de la République, était délibérément assimilationniste et vraisemblablement la citoyenneté française accordée aux isarélites d’Algérie, par le décret Crémieux, était un phénomène qui cadrait parfaitement avec cette politique. Le célèbre décret, contrairement à ce qu’on a pu écrire, n’avait pas fait de jaloux, mais il fit naître un fort sentiment de crainte. Ce sentiment ne tarda pas d’ailleurs à être exploité par les insurgés qui mettaient en avant l’idée du danger que des Musulmans soient soumis non seulement à la colonisation mais aussi à des Juifs indigènes. Ce qui avait fait dire à El Mokrani :Je ne subirai pas la loi du jardinier Ou du juif, fut-il de France. Ici le terme jardinier désigne bien entendu, le colon. Quant au juif de France, c’est une allusion à Crémieux, avocat Israélite devenu ministre de la nouvelle République. Une récente étude [12] consacrée à une crise antisémite d’Algérie éclaire le rôle contradictoire du colonisateur : il suscite des haines (antérieurement à la crise anti-dreyfusarde) tout en favorisant l’essor social des juifs. Pour les événements de 1871, y eut-il entre les Israélites et les Musulmans un contentieux susceptible de déclencher un drame politique ?

Pour revenir à cet hymne à la gloire d’El Mokrani, il est bon d’avoir à l’esprit qu’à la date de sa composition la revendication nationaliste n’était pas encore exprimée. Mais l’auteur, qui avait des rapports amicaux avec Rabah Zenati [13] de Taourirt El Hedjadj, fait partie de ceux qu’on qualifiait d’« évolués ». Si bien que ses vers qui sont d’un intérêt historique évident, sonnent juste, leur ton étant mesuré et d’une parfaite sérénité.

 

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