Voici des images du pont de "Bereq’Mouch", un pont célèbre, qu’avait franchi Belkacem Ibazizen au début du siècle, c’est en quelque sorte sa porte aux étoiles qui lui a permis de faire "le bond de mille ans".
Il disait à ce propos "En passant d'une rive à l'autre, par delà le pont de Bereq'Mouch, je me suis transformé sans me défaire".
Malgré le temps, cet ouvrage d’art est toujours là, debout, et a fière allure dans sa deuxième version en pierre, la première version étant construite en fer dans les années 1870. La récente réparation et le goudronnage de la piste qui serpente à travers les ravins de part et d’autre de la rivière a redonné vie au pont. Celle-ci relie en voiture Larbaa Nat Iraten et At Yenni en 18 Km environ. Aménagé par les populations de deux régions, "Bereq’mouch", le lieu dit, est un endroit agréable où des gens aiment passer des journées entières en été. Les enfants barbotent, les femmes papotent, les hommes pêchent, d’autres encore pèchent en se prélassant à l’ombre des arbres dans une fraîcheur aquatique.
Ce tronçon de la rivière est dénommé "Asif u saqa" qui prend sa source à Ait Ouabane, nommé alors "Asif El Hemam", puis, quelques kilomètres en aval "Asif El Djemma". Depuis sa source jusqu’au barrage de Taksebt qu’il alimente, "Asif" reçoit tous les réseaux d’égouts des villages environnants et toutes sortes de saloperies. Malheureusement des gens comme notre ami Wahadj, rencontrés là par hasard avec sa fille, sont rares pour ramasser une infime partie des détritus qu’on y jette.
Au fil du temps et des événements, le pont et le lieu, fief de la Panthère noire et de brigands ont symbolisé tour à tour, la peur, le diable, le mystère, la puissance, l’espace, le temps. Aujourd’hui "Bereq’Mouch" semble tout disposé à symboliser, l’amour l’amitié et la joie de vivre.
LE PREMIER BOND.
Pages 109 et 110 de livre de Augustin-Belkacem IBAZIZEN.
LE PONT DE BEREQ'MOUCH, ou le bond de mille ans.
Qu'est-ce que Bereq'mouch, baptisé par les Kabyles de ce vocable étrange dans lequel s'insère une part de mystère ? C'est une gorge profonde où roulent les eaux tumultueuses d'Assif Eldjema, ce grand torrent qui sert de déversoir à la fonte des neiges du Djurdjura.
En ce site sauvage, le génie militaire français s'empressa au lendemain de la conquête de construire un pont qui franchit la rivière d'une seule portée. Ce pont n'était à vrai dire qu'une modeste passerelle à parapets de fer bien ancrés aux dents culées. Tel quel, et d'apparence insignifiante, il aura été une réalité dans mon existence d'adolescent avant de se hisser au niveau d'un symbole, celui du passage d'un monde à un autre... De chaque côté du pont, des chênes rabougris et des maquis couvrent les pentes et leur rocaille. Ce coin perdu, désert, dont même les chèvres s'éloignent, avait la réputation d'un coupe-gorge où, en cas de malheur, nulle victime humaine ne pouvait, selon une expression du pays : «se faire entendre des anges.» Que viendraient-ils faire en effet, dans ce lieu maudit affecté au règne du diable ? Lorsqu'on y passe seul, au-dessus des eaux, bruyantes toute l'année, même au plus fort de l'été, on est secoué malgré soi d'un frisson comme si tous les monstres de nos contes et les récits de brigands trouvaient en ce site sauvage leur lieu privilégié. De tout temps les kabyles l'ont peuplé de puissances occultes et l'ont appréhendé au point d'avoir édifié, à cent mètres de la passerelle, près d'une source d'eau merveilleusement pure, un très modeste sanctuaire -une cahute à vrai dire- destiné à conjurer les maléfices d'alentour et à assurer la sauvegarde des voyageurs. Il suffisait à ceux-ci de lui adresser une invocation et si possible de s'acquitter d'un péage de principe : galette ou figues déposées à la porte... Il y a près d'un siècle et avant toute construction de pont, on ne passait là qu’à gué, mais la force des eaux bondissantes, entre d'énormes rochers faisait parfois des victimes. Ces macabres souvenirs ajoutaient aux rémanences maléfiques des falaises voisines.
Lorsque fut construit le pont, mon grand-père qui avait un grand terrain de parcours, non loin du site, à Tijdit, disait de cet ouvrage d'art -le premier de la région- :
«La main des Français est passée là.».
À ses yeux, l'ouvrage avait une valeur, non seulement d'utilité, mais également d'assise et d'empreinte. Le pont servait certes de trait d'union entre deux tribus voisines, mais en y pensant bien, il reliait aussi deux univers. Le cours d'eau délimitait rigoureusement les terres des Aït-Yeni et celles des Iratène, chaque tribu occupant un versant. Aucun propriétaire riverain ne pouvait à l'époque s'étendre au territoire d'outre-rivière. Des rixes graves en auraient été l'inévitable prix. Avant la construction de la passerelle et l'avènement des libertés assurées par la présence française, Bereq'mouch fixait les limites de nos déambulations. On ne pouvait franchir ces limites que sous la protection de la tribu voisine -1'Anaïa-. Bereq'mouch était le point d'orgue de notre agitation tribale. À cause de quoi nous étions figés dans un univers clos par la rivière.
Depuis qu'existe le pont; nous pouvions aller au-delà, et monter enfin le plus librement du monde vers le Fort, point avancé du monde civilisé. Le versant des Iratène que nos aïeux n'abordaient que sous condition est devenu notre première rampe d'accès au monde nouveau qu'il nous est devenu loisible de découvrir. Le découvrir ! C'était mon rêve, ma première préoccupation à l'aurore de mon adolescence. Et un matin de quatorze juillet, sous prétexte d'aller nous baigner à la rivière bordant Tijdit, nous décidâmes, mon cousin Saou, quelques autres camarades et moi de «monter au Fort». Du coup, nous sortions de notre île, et symboliquement nous prenions nos premières distances à l'égard des «siècles obscurs» de notre passé.