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Par Fodil Mohammed Sadek, Université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou,   

Article publié par la revue Asinag de l’IRCAM, Mai 2013

      L’article que nous proposons constitue une approche d’un conte kabyle Le forgeron d’Akalous1, à travers la théorie sémiotique triadique de Charles Sanders Peirce². Nous commencerons par rappeler que cette théorie, inexplicablement méconnue en Algérie, est une théorie sémiotique distincte de la théorie dyadique du signe de F. De Saussure3, laquelle, est paradoxalement très largement employée notamment dans l’analyse linguistique. Bien qu’il ne soit pas dans notre intention de comparer ici les deux théories, il nous importe d’affirmer dès à présent que, de notre point de vue, la théorie triadique, présente certains avantages méthodologiques qui nous la font provisoirement préférer à la théorie dyadique.

      L’un des avantages qu’offre la théorie triadique est, comme nous allons tâcher de le montrer, la capacité du signe triadique à subsumer le sens d’un énoncé en convoquant en permanence les conditions de son énonciation et, au-delà, à assurer son actualisation dans le moment et dans le champ même de l’interprétation à travers lesquels il est saisi. Cette stratégie qui replace continuellement le sens d’un énoncé dans le hic et nunc de son Interpretant, ce sur quoi la théorie binaire fait l’impasse, est une condition sine qua non pour la conquête du sens chez Peirce. Pour ce dernier, le signe ne fait signe que lorsqu’il se trouve une intelligence de nature à reconnaître à ce signe sa qualité de signe ; c'est-à-dire, sa capacité à référer à autre chose qu’à lui-même.

      Parmi les 76 définitions du signe que R. Marty4 a répertoriées chez Peirce, il en est une qui semble particulièrement appropriée à notre propos : « Un signe est quelque chose, A, qui dénote quelque fait ou objet, B, pour quelque pensée interprétante, C5» C'est-à-dire que pour mériter sa dénomination, un signe doit impérativement entrer en coopération avec deux autres entités : ce qu’il dénote d’une part, et la pensée qui l’interprète comme tel, d’autre part. En plus donc du signe et de l’objet dénoté par le signe, une autre entité absente chez Saussure est requise, celle qui, en connectant le signe à son objet lui attribue sa valeur de signe (remarquez que Saussure ne traite pas de tous les signes mais seulement du signe linguistique qui implique quoiqu’on fasse un locuteur et un allocutaire). Ce troisième élément qui convoque l’utilisateur du signe est tout autant parti prenante de l’observation.

      Cette troisième entité revêt à nos yeux une importance particulière et novatrice, en ce sens que, désormais, pour analyser un signe, on ne doit plus seulement tenir compte du signe à proprement parler, mais on doit aussi faire une place à ce qui l’a déterminé comme tel, c'est-à-dire son objet, tout en tenant compte de l’entité institutionnalisante qui attribue au signe son objet, et qui permet à l’analyste de le reconnaître comme signe de cet objet particulier, c'est-à-dire de la culture qui l’a généré et qui de ce fait, lui confère une signification particulière qui peut, à l’occasion se généraliser au contact d’autres cultures. Cette entité nommée l’interprétant, est différente de l’interprète que R. Marty présente plutôt « comme un individu singulier qui est, en quelque sorte le lieu, le support de la dialectique entre le monde réel, un déjà-là codifié par des rapports institutionnalisés, intériorisé par les individus (par l'inculcation pédagogique qu'exerce la société "institutrice") et ces individus eux-mêmes qui les actualisent dans leurs déterminations concrètes6 ». Cet individu qui interprète le signe, est ainsi défini comme le lieu symbolique où se jouent, s’affrontent et se reflètent les valeurs dominantes de la société, et donc les significations collectivement accordées aux choses. Cet individu aux prises avec des valeurs sociales parfois partagées, parfois simplement subies, parfois combattues ou reniées, parfois conscientes et assumées, parfois inconscientes et ignorées, devient lui-même un signe observable pour autrui.

      Ainsi, la sémiose, chez Peirce, se fonde sur un rapport dynamique à trois qui intègre l’individu à son espace social et assume l’intégralité des formes et contenus possibles du signe, qu’il soit linguistique ou autre, ouvrant de la sorte la sémiotique à l’étude de toutes les formes d’expression, verbales et non verbales, perçues comme émanations d’une culture donnée à un moment précis dans des circonstances particulières. La sémiose selon les trois catégories établies par Peirce consiste en la collaboration interactive de trois univers : celui de la priméité qui englobe l’ensemble des qualités, des sentiments et de tout ce qui relève du domaine du possible et du contingent. Celui de la secondéité, qui a trait à l’ensemble des faits, des événements, et à tout ce qui existe d’une façon ou d’une autre, et à travers lequel se manifeste la priméité. Enfin de l’univers de la pensée et de la loi qui régule, légifère et médiatise entre la secondéité et la priméité, et que Peirce nomme la tiercéité. Ainsi donc, la sémiose se met en mouvement dès lors qu’une intelligence quelconque établit une relation, c'est-à-dire médiatise entre un ou des signes relevant de la secondéité, et son (leurs) objet (s) respectif (s). Pour comprendre, c'est-à-dire, pour saisir quelque chose, il faut qu’au préalable soit d’abord perçu ce qu’il y’a à saisir ! C’est la raison pour laquelle Peirce nous propose une théorie de la perception qu’il nomme la phanéroscopie.

      Le phanéron, selon Peirce, correspond à ce que l’on entend en général par phénomène. Il signifie « ce qui est présent à un esprit, ici et maintenant, qu'il s'agisse de quelque chose de réel ou non7» (CP. 1.284) Il se divise en deux ensembles : d’une part, le percept qui regroupe la priméité et la secondéité, et, d’autre part, le jugement perceptuel qui relève de la tiercéité. D’un point de vue phénoménologique, ce qui est d’abord perçu, c’est le signe qui s’impose par sa seule présence à notre conscience. Il tient lieu de quelque chose d’autre qu’il n’est donc pas, mais qu’il est déterminé à représenter d’une certaine manière. Ce que le signe représente n’est autre que son objet, réel ou fictif importe peu. Dans sa représentation de l’objet, le signe exhibe de façon plus ou moins explicite, son interprétant. Ce troisième élément du signe, l’interprétant, c’est l’entité qui médiatise entre le signe et son objet. C’est lui qui confère cette sorte de stabilité du sens à un signe en faisant en sorte qu’il soit reconnaissable à chacune de ses occurrences par une communauté donnée comme correspondant à l’idée qu’elle-même se fait de ce même signe. En d’autres termes, c’est la valeur culturelle que la communauté attribue à un signe donné.

      Le processus qui part de l’observation d’un signe à son interprétation que Peirce nomme la sémiose, R. Marty nous le résume ainsi : «la sémiose est un processus qui se déroule dans l'esprit de l'interprète; il débute avec la perception du signe et se termine avec la présence à son esprit de l'objet du signe. C'est un processus inférentiel8 ». On comprend qu’il s’agit là d’une véritable écologie de la connaissance consistant, à partir de l’observation de la réalité des choses, en l’occurrence de la secondéité ou à partir du signe hic et nunc à proprement parler, pour ensuite tenter d’expliquer ce dernier en rendant compte de son objet, tout en prenant en considération l’ensemble des données dont dispose l’observateur sur cette même réalité dans le contexte (temporel et spatial) de l’observation. L’explication pragmatique qui en résulte se concentre sur l’effet que le signe produit sur l’analyste et doit tenir compte non seulement du lieu, du moment, et des conditions de l’énonciation, mais aussi de celles de son interprétation, car le produit de l’interprétation devient lui-même signe pour un autre interprétant, et cela ad infinitum. Cette démarche explique à elle seule les différences de jugement portées par différents observateurs sur un même signe.

      En nous servant de ce cadre conceptuel offert par la théorie sémiotique triadique, nous allons proposer une lecture pragmatique du conte intitulé « Le Forgeron d’Akalous ». Le conte, objet de notre sélection, est raconté verbalement dans la société kabyle d’autrefois selon les formes de la tradition orale. Mouloud Mammeri en l’éditant lui a donné une forme narrative écrite et l’a traduit en langue française, le faisant entrer de la sorte dans la littérature scripturaire en l’extrayant de son oralité d’origine. Hadjira Oubachir en a fait un poème chanté par le musicien Menad dans les années 1980. Kamal Bouamara9, en l’éditant sous la forme d’une nouvelle l’a significativement romancé en y incluant une multitude de détails absents dans la version présentée par Mouloud Mammeri. Quant à nous, nous l’avons délibérément structuré en quatre actes, afin d’en faciliter la lecture et l’analyse. Cette énième recomposition du texte initial introduit obligatoirement une opération d’interprétation dont nous rendrons compte au cours du développement de notre analyse.

 Acte 1 :

          Au village d’Akalous habitait un riche forgeron, mari d’une jolie femme. Un jour que les hommes devisaient sur la place, l’un d’eux se fit fort de ravir au forgeron son épouse, pourvu que, le moment venu, les autres témoignent en sa faveur. Ils jugèrent d’abord le projet insensé, puis finirent par s’y rallier.

          L’homme se rendit auprès du conseil du village auquel il annonça qu’il avait entendu le forgeron répudier sa femme par trois fois, selon le rite. Celle-ci était donc libre, et il allait, lui, l’épouser. Devant l’étonnement des conseillers, il offrit de présenter des témoins. Tous ceux qui avaient été avec lui sur la place vinrent confirmer ce qu’il avait avancé. Le conseil décréta le divorce effectif. La femme dût partir, et, peu après, l’homme l’épousa. Pour comble, on finit par enlever au forgeron jusqu’à ses terres et ses arbres fruitiers.

Acte 2 :

          Dans le village vivait une vieille femme, restée seule, sans parent pour habiter avec elle la grande maison où elle demeurait. Quand le printemps arriva, les villageois se mirent à descendre dans leurs champs, sauf la vieille qui, n’ayant personne à qui laisser la maison, demeurait au village. Elle vint un jour s’en plaindre au forgeron qui lui offrit de lui confectionner une serrure que l’on pouvait fermer de l’extérieur (à cette époque, les portes ne fermaient que de l’intérieur). La serrure fut bientôt faite; la vieille ne se tenait pas de joie.

          Les habitants d’Akalous voyant que la porte de la vieille fermait de l’extérieur, vinrent tous trouver le forgeron pour avoir des serrures semblables. Ce qu’il fit, en prenant soin de garder à chaque fois des doubles.

 Acte 3 :

          Un jour qu’ils manquaient de feu à la maison, le nouveau mari demanda à sa femme d’aller en chercher à la forge. Elle tenta de faire valoir qu’elle n’aurait jamais le front de se présenter devant son ancien mari. En vain !

          Il la menaça. Elle partit. Arrivée prés de la porte de la forge, elle s’arrêta, n’osant entrer. Le forgeron voyant son ombre sur le seuil, lui demanda d’approcher.

     - c’est moi, dit-elle.

     - Eh bien, approche.

Elle répéta :

     - c’est moi, tu ne m’as pas reconnue.

     - Je sais que c’est toi, dit-il, entre.

Elle approcha.

     - Que veux-tu ?

Elle crâna :

     - Quel stratagème prépares-tu ?

Il lui répondit en vers (et sur la rime que la question elle-même comportait) :

Xeddmeγ i medden akk lxiṛ                  Je suis le serviteur de tout le monde

Nek d aheddad si Lqalus                      Moi le forgeron d’Akalous

Ul iw iṭṭagem ineqqel                          Mon âme bouleversée

ala di lhem ur ixus                              Subit des épreuves à n’en pouvoir mais

Tuldi lmehna d lmerta                         Mon coeur est meurtri écrasé

Afwad-iw γer daxel isus                       Tout miné par dedans

Ad ken-ṭṭreγ a lawliyya                        De grâce, saints

At Mraw akd At Aârus                          D’Ait Meraou et d’Arous

Aql-i la neğğreγ azduz                         A l’arme que je fourbis

Ay at Ŗebbi get-as afus                       Hommes de Dieu adaptez un manche.

Acte 4 :

          De fait, à l’arme que le forgeron fourbissait, il ne manquait que le manche. Car, depuis longtemps, Akalous menait la guerre contre le village voisin, qu’il avait même failli détruire. Le forgeron alla trouver les notables ennemis et leur offrit de leur livrer Akalous.

     - Comment cela ? Demandèrent-ils.

     - Que la garde que vous établissez chaque nuit pour surveiller Akalous guette ma maison. Quand vous y verrez un grand feu, prenez vos armes et accourez.

          Un soir de grand vent que tout le monde dormait, le forgeron se leva, et, commençant par un bout du village, visita toutes les portes qu’il ferma de l’extérieur. Puis il prit une botte de paille, la passa par la lucarne du haut de sa maison et y mit le feu. Une grande flamme s’éleva. Les ennemis aussitôt accoururent. Ils entourèrent Akalous et y mirent le feu de partout. Quand les flammes atteignirent les premières maisons, les hommes réveillés se précipitèrent sur leurs fusils. L’un après l’autre, ils venaient buter sur les lourdes portes de frêne fermées de l’extérieur.

          Ainsi disparut le village d’Akalous.

 Proposition d’analyse du conte.

Il convient de signaler dès à présent que le statut ontologique du signe pris comme objet d’étude, c'est-à-dire le conte d’Akalous, ne nous importe guère. Que l’histoire ait effectivement eu lieu ou pas ne concerne aucunement la validité de l’analyse proposée. Le conte se présente comme un hypersigne, autrement dit comme un assemblage organisé d’unités linguistiques, ayant une organisation syntaxique propre et cohérente, renvoyant à un environnement pragmatique donné, et dont le sens dépend en grande partie du système de pensée de la communauté qui l’a produit et à laquelle il est prioritairement destiné. Qu’il soit narré, lu, ou joué, il reste un discours offert par une communauté berbère comme contribution locale à l’aventure symbolique globale. Son Objet c’est la possibilité d’exprimer par le biais de la littérature, ici sous la forme d’un conte mêlant prose et poésie, un potentiel de sentiments, d’émotions, d’attitudes et d’idées capables d’être reconnues comme telles par la culture qui l’a engendré tout d’abord, mais aussi par toute culture partageant la même condition humaine. Son Objet, c’est le comportement humain dans toute sa diversité, notamment le potentiel de violence capable d’être engendré par le sentiment d’injustice ainsi que la capacité du verbe à structurer autant qu’à déstructurer, à organiser autant qu’à désorganiser la cohabitation pacifique et harmonieuse des hommes. L’Interprétant du conte est l’effet qu’il produit sur un esprit doté de sens commun. Ce sens commun ou rationalité, ou bon sens culturel et logique indispensable pour organiser la mitoyenneté et la communication entre les hommes, est le ciment qui permet à ces derniers de préserver ce que du point de vue culturel, en tant que groupe, ils valorisent le plus : leur vision du monde. Ce sens commun, assez proche de la notion d’habitus chez Bourdieu, constitue chez Peirce le domaine de la tiercéité.

Nous devons à ce dernier la paternité de la maxime pragmatique ainsi traduite par lui-même en français : « Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l'objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l'objet10». Nous nous en inspirons et commençons par présenter pour chaque acte une catégorisation des éléments présents dans le texte en les classant selon leur mode d’être, c'est-à-dire selon le type d’univers (priman, secondan ou tercian) auquel ils appartiennent, avant de les sommer. Ensuite, nous nous concentrerons en priorité sur les effets que les signes exercent sur les différents interprétants en essayant à chaque fois de garder à l’esprit le fait que la sémiose est avant tout affaire de collaboration et de coopération dynamique entre les trois composants du signe.

           Résumé de l’acte 1

          Eléments de secondéité :

Un couple sans progéniture vivait au village appelé Akalous.

Ce couple était composé d’un forgeron et d’une jeune fille du village.

Un jour, un jeune homme du village, se prit d’envie de ravir au forgeron sa belle épouse.

A cet effet, il demanda à ses complices de produire un faux témoignage en sa faveur.

Le jeune homme se rendit auprès de l’assemblée du village et leur déclara que le forgeron venait de répudier son épouse par trois fois.

Les sages du village lui demandent des témoins qui n’hésitèrent nullement à confirmer le mensonge.

Ayant décrété le divorce effectif, le forgeron fut dépouillé de tous les biens qu’il possédait au village.

          Dans cet acte premier, le lecteur prend immédiatement connaissance des principaux actants de l’histoire. Il s’agit du lieu du déroulement de l’histoire, le village d’Akalous, des personnages principaux, le forgeron, son épouse et le jeune villageois, ainsi que du motif qui va engendrer l’histoire : l’usage d’un faux témoignage par le jeune villageois pour s’approprier la belle épouse du riche forgeron.

          Eléments de priméité :

Le sentiment paisible ressenti par le couple d’être comme tout le monde, d’appartenir à la race humaine, d’en partager les propriétés, d’avoir des droits et l’espoir de devenir heureux.

Le sentiment de frustration ressenti par la jeune femme au fil du temps. Son époux était beaucoup plus âgé et ne parvenait pas à lui donner des enfants.

Le sentiment de frustration éprouvé par le forgeron qui, malgré toutes ses tentatives ne réussissait toujours pas à procréer et risquait donc de mourir sans descendance.

Les sentiments mêlés de xénophobie et de convoitise croissants ainsi que l’envie insupportable du jeune villageois de voir un étranger, forgeron de surcroît, jouir de tant de richesses matérielles et d’une aussi jeune et belle épouse native de son propre sol.

Le sentiment partagé par les faux témoins de participer à une action juste et moralement rédemptrice.

Le fol espoir de la jeune épouse de voir un jour son sort lié à un plus jeune époux, natif du village, et probablement à même de lui donner une descendance et un statut symbolique égal à celui des autres filles de son âge.

Le sentiment terrible d’injustice auquel est confronté le forgeron qui, après avoir crû être devenu l’égal des humains se retrouve au plus bas de l’échelle sociale. Il a le sentiment que tout et tous se sont désormais ligués contre lui, contre son aspiration à un bonheur légitime. La révolte gronde profondément en lui, associée à un désir confus de rébellion et de vengeance.

          Eléments de tiercéité :

Akalous était le nom d’un village de Kabylie. Comme l’ensemble des villages kabyles, il regroupait une population de montagnards au caractère forgé par la rudesse de la vie, du terrain et du climat. Comme toute agrégation humaine, le village possédait une forme d’organisation sociale séculaire à l’image de l’assemblée des sages dont les décisions étaient admises par tous. Parmi les valeurs primordiales, figurait l’appartenance et la loyauté au groupe.

          Le statut marginal du forgeron en Kabylie : Bien que sa fonction soit reconnue d’utilité publique, le statut social du forgeron est marginal. Il est toléré sans être tout à fait admis au sein de la communauté. De fait, comme le rappelle Bouamara dans sa version du conte, le forgeron qui porte le nom d’Akli (boucher ou esclave en langue kabyle) était initialement un fuyard qui a dû quitter son village natif précipitamment (après y avoir commis un grave délit, probablement un meurtre), avant d’atterrir à Akalous où il ne s’attendait pas à résider aussi longtemps. Ainsi, aux yeux des villageois, Akli était un étranger. Il n’appartenait au village que depuis peu, et en outre, il était forgeron.

          Le statut marginal de la jeune fille : Dans sa version du conte, Bouamara indique que la jeune fille qu’avait épousée le forgeron étant orpheline de père, et sans oncles paternels, avait été élevée par sa mère un peu à l’écart du village. Son statut n’était pas l’égal de celui de ses congénères, car elle n’avait pas d’alliances solides au village et son poids social (comptabilisé en nombre d’hommes capables de prendre un fusil et de défendre le groupe en cas de nécessité) était quasiment nul. La mère, obéissant à la coutume a même demandé l’aval de l’assemblée du village pour que l’union des deux époux puisse avoir lieu car malgré la différence d’âge considérable entre sa fille et Akli11 le forgeron, la mère était très heureuse d’avoir enfin trouvé un protecteur pour cette fille dont aucun des garçons du village n’avait voulu initialement.

          Le jeune homme du village : en tant qu’habitant natal du village d’Akalous et partageant avec le reste des locaux cette communauté de liens du sang et du sol, (dhemmis netmourth), mais aussi par ses propres traits de personnalité (il est envieux, jaloux, vaniteux et manipulateur), le jeune homme se donne le droit de ravir au forgeron son épouse. Selon Bouamara, il la désirait secrètement mais maintenant qu’il a tacitement obtenu son aval (la différence d’âge et l’absence de descendance auraient eu raison de son bon sens), il allait passer à l’action et la revendiquer publiquement après avoir provoqué son divorce. Connaissant les coutumes ancestrales de son village, il réussit à convaincre, à force d’arguments xénophobes, un groupe de jeunes sensibles à son discours chauvin, afin qu’ils témoignent en sa faveur, en affirmant avoir entendu le forgeron répudier son épouse par trois fois.

          Une fois assuré du soutien de ses amis, le jeune homme affirma devant l’assemblée du village avoir entendu le forgeron répudier son épouse par trois fois, ce qui l’autorisait à en appeler à la loi qui lui permettrait de la prendre pour épouse. En dépit des protestations du forgeron, les faux témoins finirent par convaincre les sages, qui n’eurent pas d’autre choix que de prendre acte du divorce. Toutefois, la coutume permettait à l’époux pris de regret de reprendre son épouse s’il parvenait à convaincre sa belle-famille de sa repentance. A l’évidence, le forgeron ne pouvait avoir droit à cette faveur du fait que son épouse avait perdu le seul membre de sa famille : sa mère. Le divorce devint effectif et comme tous les biens du couple revenaient aux natifs du village, le forgeron perdit tout à l’exception de sa forge. Le jeune homme venait de réussir son complot !

         Acte II :

          Eléments de secondéité :

Une vieille femme habitant toute seule une maison à l’écart du village.

Un jour elle exprima au forgeron sa frustration de ne pas pouvoir se rendre à son champ comme tout le monde vu qu’elle craignait pour sa maison.

Le forgeron lui suggéra de lui confectionner une serrure qui pourrait fermer sa maison de l’extérieur.

La serrure faite et installée, tous les villageois d’Akalous en voulurent également.

          Eléments de priméité associés à la tiercéité de l’intention :

Le désir incessant du forgeron de se venger de l’affront subi.

Le sentiment d’assurance que son savoir-faire de forgeron lui sera potentiellement utile pour concrétiser sa vengeance.

Le sentiment fou de pouvoir un jour enfermer tous les villageois chez eux et de mettre le feu au village.

          Eléments de tiercéité :

Le problème de la vieille dame est la solution de son problème à lui. Connaissant la convoitise des villageois, il pense qu’en confectionnant une clef qui fermera la porte de la vieille dame de l’extérieur, les autres habitants d’Akalous voudront tous des serrures similaires afin de vaquer tranquillement à leurs occupations !

          Acte III :

          Eléments de secondéité :

Un jour que leur maison manquait de feu, le jeune homme réclama à sa nouvelle épouse d’aller chercher du feu auprès de la forge de son ancien époux.

Ayant protesté en vain, elle finit par se rendre auprès du forgeron.

Elle s’adressa à lui en tant que « diseur d’énigmes ».

Celui-ci lui répondit par un poème dont la signification échappa à la jeune femme.

Arrivée chez elle, elle rapporta à son nouvel époux le poème que le forgeron avait déclamé à son profit.

La réponse de ce dernier fut : tu écoutes encore les paroles de ce « faiseur de braises » ?

          Eléments de priméité :

Le sentiment de froideur qui se dégage de la maison du jeune couple resté sans feu.

Le sentiment d’irrespect du jeune homme à l’égard de son épouse et son sentiment d’arrogance à l’égard du forgeron.

Le sentiment de regret et de honte qu’éprouve la jeune femme gênée d’avoir à rencontrer son ex-époux.

Le sentiment de trahison ressenti par le forgeron à la vue de son ex-femme impudente.

Le sentiment d’incommunicabilité ressenti par la jeune femme un peu humiliée de se sentir incapable de comprendre ce que lui dit son ex-époux sous la forme d’une parabole.

Le sentiment de vanité du jeune homme à l’égard du forgeron dont il n’essaie même pas de comprendre le message.

          Eléments de tiercéité :

Le jeune couple n’est même pas capable d’entretenir un feu dans sa maison. Il ne mérite pas d’être heureux.

Le jeune homme méprisant et éhonté ne manque pas d’insolence pour oser envoyer son épouse à la forge, ravivant ainsi la haine du forgeron.

La capacité du forgeron à se servir du feu pour forger des outils qui transforment le paysage et les objets est égale à sa capacité à se servir du langage pour forger des images et du sens capables de communiquer de manière codée : sa détermination à passer à l’acte.

          Acte IV :

          Eléments de secondéité :

Tous les villageois s’étaient fait installer des serrures fermant de l’extérieur.

Le forgeron possédait un double de chaque serrure installée.

Le forgeron s’en fut rencontrer les chefs du village voisin, ennemis déclarés de ceux d’Akalous.

Le forgeron leur exposa son plan et ils convinrent d’un plan d’attaque.

Le moment propice arriva lorsqu’une nuit, le forgeron ayant fermé toutes les portes des habitants d’Akalous de l’extérieur, fit signe à leurs ennemis que la voie était libre.

Les ennemis d’Akalous accoururent et brûlèrent le village en n’épargnant personne.

          Eléments de priméité :

Le sentiment d’impatience du forgeron de voir bientôt arriver l’heure de sa vengeance.

La haine commune du forgeron et de ses nouveaux alliés pour les habitants d’Akalous accroît le potentiel de réussite du plan du forgeron.

Le sentiment de sécurité et de paix éprouvés par les habitants d’Akalous dans leurs maisons.

Le sentiment de fébrilité ressenti par le forgeron guettant le moment propice pour donner le signal de l’attaque.

Le sentiment de vengeance de voir les habitants d’Akalous enfermés chez eux sans possibilité de fuir ou de se défendre.

Le sentiment de s’être fait piéger par le forgeron qui leur avait installé des serrures pour mieux les emprisonner.

Le désir de se venger définitivement de leurs ennemis prisonniers augmente le sentiment de puissance des assaillants.

Le sentiment général de gâchis, de chaos, de dévastation et de désolation qui domine après l’attaque.

          Eléments de tiercéité :

Le forgeron réduit à néant par une pratique injuste s’est résolu à se venger en usant du savoir-faire que lui procure son métier : ‘On l’a dépossédé par la ruse, il se vengera par la ruse’ !

Il s’est installé à Akalous grâce à sa maîtrise du feu. Il a servi les villageois grâce au feu, il a sécurisé leurs maisons grâce au feu, et if finit par les faire périr par le feu.

          Avant de pousser l’analyse plus loin, il peut s’avérer utile de rappeler que la théorie sémiotique triadique est fondée sur l’active coopération des trois entités du signe, à savoir : le Signe proprement dit ou Representamen, l’Objet du signe et l’Interprétant. Elle s’appuie essentiellement sur les structures relationnelles de la perception telles que mentionnées plus haut. La théorie permet de discriminer les éléments suivants : le Signe, en tant que phénomène perçu, l’Objet Immédiat, l’Objet dynamique, l’Interprétant immédiat, l’Interprétant dynamique, et enfin l’Interprétant final.

          Conformément aux propositions de Peirce, et de Joëlle Réthoré12, nous partons des postulats suivants :

Le Signe (S), est ce qui est perçu par l’observateur. Ici, il s’agit du conte retraçant l’histoire d’Akalous.

L’Objet immédiat (Oi) est l’Objet tel que représenté dans le signe, c'est-à-dire, dans le conte.

L’Objet dynamique (Od), est l’Objet réellement signifié par le signe. C’est l’effet de la situation sur le discours actualisé par les différentes narrations qui en sont faites à travers le temps.

L’Interprétant immédiat (Ii) est la signification du conte dans le texte.

L’Interprétant dynamique (Id) est l’effet du discours sur la situation à l’époque et à chaque fois que le conte est narré.

L’Interprétant final (If) est le sens destiné ou logique du signe, lui-même actualisable.

          Acte 1 :

S : Le jeune homme à l’assemblée du village : «j’ai entendu le forgeron répudier son épouse par trois fois !»

Oi : le souhait du jeune homme de voir le forgeron séparé de son épouse.

Od : la jalousie ainsi que le désir du jeune homme de s’accaparer l’épouse du forgeron (une fille du pays) incite le premier à produire un faux témoignage. Ainsi lorsque le forgeron sera séparé de son épouse native d’Akalous, il perdra tout ce qu’il y a acquis durant son séjour au village, et retrouvera le statut qui fut le sien avant d’arriver à Akalous : celui d’un fuyard.

Du point de vue du jeune villageois :

Ii : le forgeron a, selon les dires du jeune homme et des témoins, bel et bien prononcé, à l’égard de son épouse, la formule consacrée : « je te répudie », trois fois.

Id : la confirmation par les témoins de la déclaration du jeune homme a pour but et effet de provoquer le divorce du couple.

If : Le jeune homme s’appuie sur la tradition en vigueur, qui veut que si trois témoins affirment avoir entendu quelqu’un répudier sa femme en usant de la formule consacrée, cela suffit pour rendre effective la répudiation. La parole du forgeron (étranger et donc non admis à siéger à l’assemblée du village) contre celle, unanime, des témoins, habitants authentiques d’Akalous, ne peut que faire pencher la balance du côté des témoins.

Du point de vue du forgeron :

Ii : le témoignage est un faux.

Id : les villageois veulent le déposséder de son épouse et de ses biens.

If : si le divorce est confirmé par l’assemblée, cela signifierait pour lui la fin du bonheur et le début d’une autre vie insupportable.

          Acte 2 :

S : la plainte de la vieille dame qui n’avait personne à qui confier sa maison, si elle devait se rendre à son champ.

Oi : le sentiment de frustration éprouvé par la vieille femme qui ne peut aller au champ comme le font les autres villageois.

Od : Son souhait de trouver une oreille attentive à sa frustration auprès du forgeron.

Du point de vue de la vieille femme :

Ii : Le forgeron est gentil, compréhensif et compétent.

Id : Le fait de se confier au forgeron pousse ce dernier à chercher une solution à son problème.

If : Si le forgeron lui fabrique une serrure spéciale, alors elle pourra aller tranquillement à son champ, comme tout le monde.

Du point de vue du forgeron :

Ii : une serrure fermant de l’extérieur la maison de la vieille permettra à cette dernière d’aller au champ.

Is : la convoitise des villageois leur fera probablement commander à leur tour des serrures semblables.

If : La clé du problème de la vieille pourra devenir la clé de son propre problème. En effet, si tous les villageois donnent libre cours à leur envie, alors il pourra tous les enfermer chez eux lorsque le moment propice arrivera.

          Acte 3 :

S1: La présence de l’ex-femme du forgeron à la forge.

Oi: le sentiment cruel d’injustice ressenti par le forgeron est ravivé par la présence gênée de son ex-épouse à la forge.

Od: le froid dans la demeure du jeune époux, sa vanité et l’absence de scrupules poussent ce dernier à contraindre sa femme à aller chercher du feu chez son ex-époux.

Ii : la nouvelle humiliation subie par le forgeron.

Id : le forgeron s’en remet à la poésie pour exprimer non seulement sa douleur mais aussi sa détermination à se venger de l’affront subi.

If : Si les villageois se sont servis du langage pour obtenir l’aval de l’assemblée pour déposséder le forgeron de ses biens, lui aussi se servira du langage pour demander aux Saints de lui prêter leur concours afin de le venger de l’affront subi.

S2 : le poème cité par le forgeron.

Oi : les icônes suscitées par le poème lui-même.

Od : le sentiment de révolte ressenti par le forgeron ainsi que sa détermination à passer à l’action vont trouver expression dans un outil symbolique, le langage, dans lequel est déjà proclamée la prochaine fin du village.

Ii : le poème du forgeron comme réponse à l’interrogation de son ex-épouse.

Id : l’expression par un langage symbolique de la décision du forgeron de passer à l’action.

If : si les villageois se sont servis de l’artefact du langage pour arriver à leurs fins, le forgeron use du même moyen pour atteindre son objectif : le langage. Seulement, là où le jeune homme utilisa de faux témoignages pour activer une vraie coutume, le forgeron use d’un langage allégorique pour annoncer, sans le rendre explicite, le dénouement de son plan.   

          Acte 4 :

S : Le feu illuminant la lucarne de la maison du forgeron.

Oi : le bouillonnement intérieur du forgeron se confond avec l’envie d’en finir avec Akalous.

Od : la décision du forgeron de passer à l’action en allumant le feu.

Ii : le feu à la lucarne du forgeron était le signal convenu avec les villageois voisins pour qu’ils passent à l’attaque.

Id : Les voisins se mettent en route vers Akalous pour l’anéantir.

If : S’il y a de la lumière dans la maison du forgeron, alors c’est la fin d’Akalous.

          Notre approche qui se veut pragmatique, procède de l’idée que le langage, et par voie de conséquence la littérature, demeurent des éléments essentiels dans la vie d’une communauté. En effet, le langage est considéré comme la ligne de démarcation entre l’espèce humaine et le reste des espèces vivantes. C’est donc, après le feu, le second acte de culture qui va entraîner une évolution exponentielle de l’espèce humaine au regard des autres espèces. Sans entrer dans le débat non encore résolu de l’origine du langage, il demeure permis de rappeler ici que c’est grâce au langage, (perçu non seulement comme moyen de communication, mais aussi comme instrument cognitif d’approfondissement de la pensée, capable d’aider l’homme à conceptualiser du sens, à l’exprimer en le matérialisant dans des codes verbaux ou graphiques, et à le stocker sur des supports physiques, numériques ou autres, permettant de le rendre ainsi décodable par tout autre qui en maîtrise le fonctionnement) que l’homme a bâti des communautés de savoir, mais aussi des communautés de vie et de survie. Cette histoire nous fait prendre conscience de la valeur de deux aspects fondamentaux de la culture pour l’homme : la maîtrise du feu et la maîtrise du langage. 

      Le premier aspect concerne le feu

          Si Prométhée l’a volé aux dieux pour en faire bénéficier les hommes, le prix qu’il a dû payer reste très fort, puisqu’il est condamné à se faire dévorer quotidiennement le foie par un aigle au sommet d’un rocher. Pour les anthropologues, la maîtrise du feu est un moment crucial de l’évolution intellectuelle de l’espèce humaine, puisqu’elle constitue le premier acte de culture produite par l’homme notamment en ce qui concerne la cuisson de la nourriture, puis, beaucoup plus tard, l’usage du feu pour transformer la forme des objets. Les Kabyles redoutent particulièrement cette transformation d’un état de choses en un autre car elle signifie la réunion des contraires et implique la transgression des règles et des limites des choses par le feu : le solide devient liquide et le liquide devient gazeux. P. Bourdieu signale que « le caractère redoutable de toute opération de réunion des contraires se rappelle tout particulièrement à propos de la trempe du fer…. La trempe du fer est un acte terrible de violence et de ruse accompli par un être terrible et fourbe, le forgeron... Exclu des échanges matrimoniaux – « Forgeron fils de forgeron » est une injure »13. Cette activité de transformation d’un état de choses en un autre concerne aussi le métier de boucher dont le métier est de faire passer un animal domestique de vie à trépas par le maniement du couteau. Cette pratique est tellement redoutée qu’elle ne peut être accomplie que par des êtres présumés foncièrement différents, à l’image du forgeron ou du boucher, totalement marginalisés par le groupe.

          Il convient d’apporter sans doute une autre clarification concernant ces deux métiers peu enviés en Kabylie. Ils ne sont exercés que par des personnes prétendues esclaves, descendants d’esclaves ou par des fuyards ayant commis des délits graves dans leur propre village, et donc obligés de fuir pour survivre. Ce n’est pas un hasard si Kamal Bouamara nomme son forgeron Akli, c'est-à-dire esclave en kabyle. Par ailleurs, il conviendrait sans doute aussi de signaler que dans la Kabylie d’aujourd’hui, si le métier de forgeron a quasiment disparu, étant donné le nouveau mode de vie des gens, celui de boucher reste très souvent méprisé. La discrimination est si grande que des enfants de bouchers ayant obtenu des diplômes universitaires, et exerçant des métiers aussi nobles qu’enseignants, médecins, avocats etc. sont discriminés lors des échanges matrimoniaux à cause de leur filiation. Pour revenir à notre conte, il convient de noter que la maîtrise du feu par le forgeron, qui autrefois, faisait le bonheur des villageois, est devenu son arme de destruction virtuelle. Il savait travailler le métal sous le feu dans sa forge pour confectionner les ustensiles, les armes, les outils agricoles et toutes sortes d’objets utiles aux habitants. Le feu était sa matière première, il en vivait. Maintenant, il allait s’en servir pour anéantir ceux qui lui avaient tout enlevé : sa femme, sa dignité, son honneur, sa richesse, son espoir, bref, ce qui faisait sa fierté et renforçait son statut dans le village.

          Le second aspect concerne le langage

Concernant le langage, son importance tant au niveau de sa production, de sa transmission, qu’au niveau de sa dissémination pour la survie culturelle d’une communauté donnée, est attestée par le conte. Le conte lui-même nous est parvenu par le moyen du langage. En kabyle d’abord, par le biais de la tradition orale, puis ensuite exhumé et écrit par Mammeri, qui l’a transcodé dans la langue française. Cependant, du fait même qu’il fut un jour narré en kabyle, le conte inscrit son acte de naissance dans l’univers symbolique de la culture kabyle. Car le langage a cela de fabuleux que, du seul fait de son énonciation, l’acte de parole prend valeur d’existant, et occupe donc son espace en secondéité. Les philosophes du langage comme Austin14 ont montré qu’une simple énonciation peut devenir un acte illocutoire. Il suffit pour cela de combiner un certains nombres de phonèmes de façon appropriée dans une langue donnée et dans des circonstances particulières pour former des ensembles signifiants capables d’être appréhendés par un groupe maîtrisant les mêmes règles de combinaisons. Pour le kabyle, variété de la langue berbère n’ayant pas connu de tradition écrite en dehors de quelques rares écrits rescapés de l’histoire, la parole, au sens saussurien du terme ; constitue la seule réalité linguistique. Dès lors, la parole, une fois proférée, prend valeur de testament d’existence contre la négation et l’oubli. En d’autres termes, il suffit de dire pour qu’il y ait acte de parole. Soit. Mais pour qu’elle soit comprise, il faut être capable de l’interpréter comme il se doit ! C’est ce dont se charge ordinairement la culture, domaine de la tiercéité par excellence.

          Doit-on en effet rappeler que le conte commence par une manipulation exercée par un jeune villageois charismatique au sein d’un groupe de jeunes auxquels il fait croire que la réussite sociale et conjugale du forgeron, étranger de surcroît, n’était pas juste ? A la suite de quoi il leur demande, toujours en usant du langage, d’accomplir par un autre acte de langage un faux témoignage destiné à déchoir le forgeron de tous les biens acquis au village, y compris de sa belle épouse tant convoitée par le jeune homme. Ensuite, c’est aussi par un acte de langage que le forgeron est censé avoir répudié son épouse. C’est toujours par le langage que les sages du village légalisent son divorce et que les privations sont prononcées. Enfin, c’est par le langage que le forgeron (le diseur d’énigmes) énonce ses devinettes dont le dernier poème déclamé à son ex-épouse dans la forge.

          Le personnage de la femme nous parait aussi revêtir une grande importance symbolique dans le conte. Car, peut-être faut-il le rappeler aussi, la femme dans la société kabyle est non seulement le passeur culturel par excellence, mais aussi le gardien du temple de la culture. C’est elle qui gère l’univers symbolique de la communauté intra-muros, et qui assure le relais culturel entre les générations en se servant du langage, ciment de la tradition orale. Ce rôle requiert de la femme kabyle une mémoire collective infaillible, une excellente maîtrise de la langue, et une connaissance appréciable des différentes formes littéraires d’une langue, à savoir, prose (connaissance des diverses techniques de narration), poésie (mémorisation et explication des poèmes anciens, capacité à improviser un poème en cas de douleur intense ou de joie subites : on dit (rfed asefru) et jeux de langage (devinettes, anagrammes, calembours, etc.) Faillir à cette double responsabilité linguistique et culturelle c’est s’exposer et exposer le groupe à l’oubli, à la perte d’une partie de sa mémoire collective, de l’identité de son groupe, de ses valeurs, et donc, en quelque sorte, c’est le fragiliser culturellement, et, éventuellement, dans un cas extrême, comme ce fut le cas avec le conte que l’on vient d’analyser, c’est exposer le groupe à la disparition totale.

          En effet, la ruine du village aurait pu être évitée si la femme, mais aussi son jeune époux, avaient su comprendre le sens caché de la parabole. C’est donc surtout l’échec du couple à se saisir du sens des signes linguistiques et littéraires de sa communauté, offerts à son intelligence, c'est-à-dire à son interprétation, autrement dit, à user des règles nécessaires de la tiercéité pour comprendre l’avertissement poétique du forgeron, et donc à assumer son rôle de passeur qui a finalement rendu possible la perte du village. Le jeune couple, pour des raisons qui tiennent ou du mépris ou de l’inconsistance n’a pas su assurer le lien entre les trois éléments du signe (le poème) et n’a pas pu éviter la disparition de tout un village. Au lieu de chercher, de réfléchir et de tenter de résoudre l’énigme, le jeune inconscient se suffisant à lui-même recommande à son épouse de ne pas prendre au sérieux les paroles du forgeron, le «faiseur de braises », qui, entre-temps et à leur insu, avait chaussé son habit de «Aheddad n wawal », c'est-à-dire de « forgeron de la parole » pour codifier son intention d’en finir avec eux. Akli est redevenu le «forgeron de la parole» qui brûle, car tout le contenu des vers est chargé de braises symboliques qui ne tardèrent pas à se transformer en braises réelles pour les villageois d’Akalous. En effet, le forgeron entame son poème en rappelant son utilité publique et sociale, et il semble déjà s’adresser à la postérité prise à témoin du drame anticipé. Il poursuit en rappelant la singularité et l’étendue des épreuves ainsi que la douleur de son sort, subies en silence. Il évoque la souffrance muette endurée à cause de l’infériorité de son statut social. Il en appelle ensuite aux saints de la région pour lui fournir la caution spirituelle et l’assistance nécessaires pour l’accomplissement de son dessein, la vengeance.

          L’étude sémiotique que nous proposons est bien entendu elle-même sujette à d’autres analyses, du moment qu’elle ne constitue qu’un moment d’une étude produite à un instant donné, dans des circonstances particulières, par un esprit donné, lui-même, produit d’une culture abondamment mélangée à d’autres cultures, et qui, sans aucun doute ont eu un impact dans le traitement analytique qui a été fait du présent conte. Cette proposition d’analyse du conte selon la théorie triadique de Peirce devient donc pour un autre, un signe. En tant que tel, il possède un Objet et un Interprétant. Il demeure évident que cette proposition, ainsi que le conte lui-même peuvent suggérer de nouvelles lectures, surtout au regard de l’actualité politique et sociale très riche du pays en ce moment. Un commentaire quelconque sur cette étude deviendra de facto lui-même un signe pour un autre interprétant, et cela, ad infinitum.

Notes

1 Ce conte a été publié la première fois par l’écrivain Algérien Mouloud Mammeri in «Poèmes Kabyles Anciens», Editions Maspéro, Paris, 1980 pp. 167 – 170

2 La théorie de C.S.Peirce est surtout connue grâce à l’édition des Collected Papers, par la publication de sa correspondance soutenue avec Lady Welby, ainsi que par la publication de divers manuscrits et articles dont certains sont accessibles auprès de sites web qui lui sont consacrés.

3 La théorie sémiologique binaire est devenue célèbre grâce à la publication en 1916 et à titre posthume du Cours de Linguistique Générale, par des étudiants de F. De Saussure.

4 Le texte peut être consulté à l’adresse suivante : ftp://ftp.univ-perp.fr/pub/semiotics/marty/76-fr .zip

5 Idem

6 La sémiotique selon Robert Marty, http://www.univ-perp.fr   

7 Phaneroscopy is the description of the phaneron; and by the phaneron I mean the collective total of all that is in any way or in any sense present to the mind, quite regardless of whether it corresponds to any real thing or not. C.S. Peirce, CP. 1.284.

8 Qu’est-ce que la sémiosis ? in La Sémiotique selon Robert Marty http://www.univ-perp.fr

9 L’ouvrage de Kamal Bouamara a été imprimé avec le concours du Haut Commissariat à l’Amazighité en 1998.

10 Cette maxime a été publiée pour la première fois par C.S. Peirce dans the Popular Science Monthly en Janvier,

1878 (xii. 287)

11 Akli est le nom que les Kabyles donnent aux bouchers dont le statut est également marginalisé en Kabylie. C’est aussi le nom que certaines femmes Kabyles donnent à leur progéniture mâle après le décès répété de plusieurs garçons à leur naissance. Ainsi est-il espéré, la mort ne voudra pas du garçon nommé Akli.

12 Réthoré, J. Les conditions de l’approche d’un texte littéraire dans le contexte pédagogique : Lecture et Interprétation comme processus cognitifs in Semiotic-Theory and Practice, Mouton de Gruyter, Berlin 1988 P 1012 – 1021

13 Pierre Bourdieu, Le Sens Pratique, les éditions de minuit, 1980, P. 350

14 J.L. Austin , How to do things with words, Oxford University Press, 1976

Notes et Références :

Austin, John Langshaw (1962) How to do Things with Words, Clarendon Press

Mammeri Mouloud (1980) Poèmes Kabyles Anciens, Editions Maspéro -Paris, 1980.

Bouamara, Kamal (1998) Nekni d weyid, HCA, Alger.

Marty Robert Les 76 définitions du signe in « La Sémiotique selon Robert Marty »    http://www.robert.marty.perso.cegetel.net

Peirce, Charles Sanders Collected Papers, Volumes I to VIII, Charles Hartshorne and Paul Weiss, Harvard University Press, (Electronic Version)

Peirce, Charles Sanders: “How to Make our Ideas Clear” in “The Popular Science Monthly 12 (January 1878).

Réthoré, Joëlle (1988) « Les conditions de l’approche d’un texte littéraire dans le contexte pédagogique : Lecture et Interprétation comme processus cognitifs » in Semiotic- Theory and Practice, Mouton de Gruyter, Berlin

Saussure, Ferdinand De (1994) Cours de Linguistique Générale, E.N.A.G.

Voir aussi :

Bourdieu, Pierre (1980) Le Sens Pratique, les éditions de Minuit

Bourdieu, Pierre (1982) Ce que parler veut dire, Fayard

Deledalle, Gerard (1978) Ecrits sur le Signe, Editions du Seuil

Duranti, Alessandro (1997) Linguistic Anthropology, Cambridge University Press

Escarpit, Robert (1993) L’Ecrit et le Communication, Bouchene, Alger

Giddens, Anthony (1986) The Constitution of Society, University of California Press

Goody, Jack 1994 : Entre l’Oralité et l’Ecriture, P.U.F.

Goody, Jack (2000) The Power of the Written Tradition, Smithsonian Institution

Marty, Robert (1990) L'algèbre des Signes, Collection "Foundations of Semiotics", John Benjamins, Amsterdam/Philadelphie

Mauss, Marcel (1999) Sociologie et Anthropologie, (8th édition) Presses Universitaires de France

Ong, Walter J. (1982) Orality and Literacy: The Technologizing of the Word, Methuen

Peirce, Charles Sanders (1980) Selected Writings, ed. by Philip P. Wiener Dover,

Réthoré, Joëlle (1988) La Linguistique Sémiotique de C.S. Peirce : Propositions pour une Grammaire Phanéroscopique. Thèse de Doctorat d’état, A.N.R.T., Université de Lille

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«Aḥeddad n lqalus / Le forgeron d’Akalous» : Une légende contée et chantée. 
(Mouloud Mammeri – Mennad – Hadjira Oubachir – Amar Mezdad - Malek Kenane)

Une légende parut dans «Les poèmes kabyles anciens» de «Mouloud Mammeri» (1976) et mise en chanson par «Mennad» en 1980 dans son premier 33 tours «Amedyaz», avec les touches poétiques de «Hadjira Oubachir» et de «Amar Mezdad». Une autre version en chanson a été également composée en 2015 par le jeune chanteur «Malek Kenane». 
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Le forgeron d’Akalous
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Au village d’Akalous habitait un riche forgeron, mari d’une jolie femme. Un jour que les hommes devisaient sur la place, l’un d’eux se fit fort de ravir au forgeron son épouse, pourvu que, le moment venu, les autres témoignent en sa faveur. Ils jugèrent d’abord le projet insensé, puis finirent par s’y rallier.

L’homme se rendit auprès du conseil du village auquel il annonça qu’il avait entendu le forgeron répudier sa femme par trois fois, selon le rite. Celle-ci était donc libre, et il allait, lui, l’épouser. 

Devant l’étonnement des conseillers, il offrit de présenter des témoins. Tous ceux qui avaient été avec lui sur la place vinrent confirmer ce qu’il avait avancé. Le conseil décréta le divorce effectif. 

La femme dût partir, et, peu après, l’homme l’épousa. Pour comble, on finit par enlever au forgeron jusqu’à ses terres et ses arbres fruitiers.

Dans le village vivait une vieille femme, restée seule, sans parent pour habiter avec elle la grande maison où elle demeurait. Quand le printemps arriva, les villageois se mirent à descendre dans leurs champs, sauf la vieille qui, n’ayant personne à qui laisser la maison, demeurait au village. Elle vint un jour s’en plaindre au forgeron qui lui offrit de lui confectionner une serrure que l’on pouvait fermer de l’extérieur (à cette époque, les portes ne fermaient que de l’intérieur). La serrure fut bientôt faite; la vieille ne se tenait pas de joie.

Les habitants d’Akalous voyant que la porte de la vieille fermait de l’extérieur, vinrent tous trouver le forgeron pour avoir des serrures semblables. Ce qu’il fit, en prenant soin de garder à chaque fois des doubles.
 
Un jour qu’ils manquaient de feu à la maison, le nouveau mari demanda à sa femme d’aller en chercher à la forge. Elle tenta de faire valoir qu’elle n’aurait jamais le front de se présenter devant son ancien mari. En vain !

Il la menaça. Elle partit. Arrivée prés de la porte de la forge, elle s’arrêta, n’osant entrer. Le forgeron voyant son ombre sur le seuil, lui demanda d’approcher.
- c’est moi, dit-elle.
- Eh bien, approche.
Elle répéta :
- c’est moi, tu ne m’as pas reconnue.
- Je sais que c’est toi, dit-il, entre.
Elle approcha.
- Que veux-tu ?
Elle crâna :
- Quel stratagème prépares-tu ?
Il lui répondit en vers (et sur la rime que la question elle-même comportait) :
Xeddmeγ i medden akk lxiṛ                  
Je suis le serviteur de tout le monde
Nek d aheddad si Lqalus                      
Moi le forgeron d’Akalous
Ul iw iṭṭagem ineqqel                          
Mon âme bouleversée
ala di lhem ur ixus                              
Subit des épreuves à n’en pouvoir mais
Tuldi lmehna d lmerta                         
Mon coeur est meurtri écrasé
Afwad-iw γer daxel isus                       
Tout miné par dedans
Ad ken-ṭṭreγ a lawliyya                        
De grâce, saints
At Mraw akd At Aârus                          
D’Ait Meraou et d’Arous
Aql-i la neğğreγ azduz                         
A l’arme que je fourbis
Ay at Ŗebbi get-as afus                       
Hommes de Dieu adaptez un manche.

De fait, à l’arme que le forgeron fourbissait, il ne manquait que le manche. Car, depuis longtemps, Akalous menait la guerre contre le village voisin, qu’il avait même failli détruire. Le forgeron alla trouver les notables ennemis et leur offrit de leur livrer Akalous.
- Comment cela ? Demandèrent-ils.
- Que la garde que vous établissez chaque nuit pour surveiller Akalous guette ma maison. Quand vous y verrez un grand feu, prenez vos armes et accourez.

Un soir de grand vent que tout le monde dormait, le forgeron se leva, et, commençant par un bout du village, visita toutes les portes qu’il ferma de l’extérieur. Puis il prit une botte de paille, la passa par la lucarne du haut de sa maison et y mit le feu. Une grande flamme s’éleva. Les ennemis aussitôt accoururent. Ils entourèrent Akalous et y mirent le feu de partout. Quand les flammes atteignirent les premières maisons, les hommes réveillés se précipitèrent sur leurs fusils. L’un après l’autre, ils venaient buter sur les lourdes portes de frêne fermées de l’extérieur.

Ainsi disparut le village d’Akalous.

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