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La tribu de Beni-Yenni

"...le combat d'Ichériden a produit sur la Kabylie tout entière un effet moral considérable. Sa montagne retranchée était la tête de route des chemins du Djurjura, le rendez-vous des tribus insoumises et de tous les révoltés des tribus soumises, le dernier champ de bataille d'une résistance générale des Berbers. La défaite de ses défenseurs, en laissant la route Ouverte à l'avalanche chrétienne, a porté l'effroi dans toutes les populations du Djurjura, et a été l'ébranlement définitif de la grande Kabylie. A partir de ce jour, l'armée expéditionnaire n'a plus trouvé devant elle que des résistances partielles de tribus, de villages ou d'hommes isolés, mais aucune réunion générale de contingents divers représentant, comme à Ichériden, la cause commune de la religion et de la nationalité kabyles.

Il y a parmi les tribus berbères un préjugé d'honneur national, qui empêche chaque tribu, chaque famille, chaque homme, quelque faible qu'il soit, de courber devant un ennemi, sans avoir eu sa journée de poudre. Le combat d'Ichériden est la journée de poudre de la race berbère contre la France. 


La tribu des Beni-Yenni. — Pendant la même matinée du 24 juin 1857, tandis que la division Mac Mahon lutte contre les Menguillet, les divisions Renault et Jusuf lèvent leurs camps et s'avancent simultanément vers le pays des Beni-Yenni. 


La tribu des Yenni est l'une des plus industrieuses des tribus kabyles, et depuis des siècles entiers fournit asile ou recel aux transfuges divers du Nord-Afrique. Ses villages sont mieux construits que ceux des autres nations berbères et ressemblent plus à des villes. Son territoire est mieux cultivé : elle a comme le monopole exclusif de travailler les métaux; c'est elle qui, presque seule, fabrique pour les Kabyles des charrues, des outils, des couteaux, des flissats, quelques fusils, des bijoux aux formes orientales, et jusqu'à de la fausse monnaie de tous les pays , les réparations, soudages, etc., d'outils, d'armes et de bijoux ne se font que par ses mains. Ses tisserands ont des peignes et des métiers pour travailler la laine. Ses potiers font des vases à formes étrusques dignes des Romains, leurs maîtres antiques. Moins nombreux que les Beni-Raten, moins belliqueux que les Menguillet, ils ne comptent que mille à douze cents fusils; mais, par leurs mœurs industrieuses, ils sont une des têtes de la Kabylie insoumise, et entre tiennent relations ou amitiés avec toutes les tribus. Les Beni-Yenni sont les Flamands du moyen âge berber.


Les montagnes habitées par eux s'étendent à l'extrémité Sud-Ouest du territoire des Beni-Raten, et vont se rattacher au grand Djurjura par le pays des Beni-Boudrar, qui vivent au pied du rocher et sur le rocher lui-même, à côté des neiges éternelles.  
Leurs crêtes, moins élevées, mais plus larges que celles des Beni-Raten, forment les couronnements de la Vallée de Boghni ou de Drah-el-Mizan, qu'elles séparent de la haute Vallée circulaire du Sébaou ou de Tizi-Ouzou.

L'ensemble du territoire des Yenni se compose d'une haute crête principale, à laquelle différents contre-forts moins élevés viennent se rattacher comme des rameaux : isolé par la nature, il se présente au milieu de la Kabylie, ainsi qu'une presqu'île escarpée et sans rivages. A l'est, à l'ouest et au nord, des vallées tortueuses, reliées entre elles sans interruption, étroites ainsi que des gouffres, ravinées par des torrents, profondes de cinq à six cents mètres, le défendent partout de leur immense fossé; tandis qu'au sud, le Djurjura, qui seul le joint à la terre ferme, le protège de ses rochers à pic. 


Comme dans toute la grande Kabylie, des villages aux maisons entassées couronnent les hautes crêtes. Une mosquée blanche, à forme de pavillon carré, domine chacun d'eux. Des frênes, des figuiers, des oliviers séparés ça et là par des champs d'orges et de blés mûrs, couvrent tous les versants des montagnes. Des lits de torrents, descendant du haut des crêtes jusqu'aux vallées, servent de routes et relient seuls le pays des Beni-Yenni aux territoires de leurs voisins. Ainsi qu'à Ichériden, ces sentiers sont couverts de barricades nombreuses, échelonnées de distance en distance, comme des gradins inégaux, selon les accidents du terrain. 
 

Des Kabyles en armes veillent sur chacune d'elles. Pendant la longue station pacifique de Souk-el-Arba, chaque jour on les voyait relevant les postes de garde, posant des sentinelles comme feraient des troupes réglées. Toutes les nuits ils allumaient des feux de veille. Leur défense est préparée partout, plus forte encore que celle des Menguillet. Pour les attaquer, il faut, sous les feux de leurs barricades, descendre les contre-forts des Beni-Raten jusqu'au fond des vallées, à cinq cents mètres de profondeur, puis remonter les contre-forts ennemis en livrant assaut successif à chaque poste fortifié, comme pour un siège. Si les Beni-Yenni se défendent, la victoire peut coûter des milliers d'hommes. 

 Ascension du pays des Beni-Yenni. — En présence, de ces obstacles, le maréchal a décidé de faire envahir leur territoire par deux contre-forts distincts et par deux divisions à la fois, afin d'utiliser ainsi toutes ses forces disponibles et de fractionner les forces de l'ennemi. La 1re division tournera par la droite vers la vallée de Boghni, tandis que la 3° division marchera devant elle directement. Enfin, dans le triple but de masquer ces deux attaques réelles, de diviser encore plus la résistance et d'effrayer les montagnards par un grand déploiement de forces, trois autres corps de troupes doivent opérer des mouvements divers et simultanés, en vue du territoire ennemi. A gauche des deux divisions d'attaque, la division Mac Mahon en avant d'Icheriden, la brigade Chapuis en avant de Souk el-Arba, s'avanceront par deux des contre-forts des Beni Raten, jusqu'au bord de la vallée-ceinture des Yenni, sans y descendre; tandis que sur la droite, par la vallée de Boghni, le colonel Drouhot, venant s'établir au pied du pays des Ouadia, surveillera la neutralité des tribus soumises et menacera le flanc gauche des Beni-Yenni. 
 

La division Renault quitte son camp de Ouailel le 24 juin, dès l'aube. Le général divise ses troupes en deux colonnes, et, dirigeant lui-même l'avant-garde, descend avec toute sa division dans la vallée de l'Oued-Aïssi, l'une des gorges affluentes aux vallées circulaires qui entourent le pays des Beni-Yenni. Deux routes militaires, préparées depuis plusieurs jours, rendent cette descente facile. Mais dans la vallée les soldats marchent le plus souvent dans l'eau jusqu'au genou, et suivent ainsi tout le cours de l'Oued-Aissi. Des deux côtés de la Vallée, à droite et à gauche, nos récents alliés, les Beni-Mahmoud et les Beni-Raten, occupent en armes leurs montagnes respectives et protègent la marche de nos colonnes, jusqu'en vue du pays ennemi. 
Sur ce point, plusieurs embuscades kabyles placées à mi-côte, et notamment sur l'un des contre-forts des Beni Mahmoud, attendent jusqu'à portée de feu l'arrivée des avant-gardes. Le chef d'état-major du général, le colonel Anselme, à la tête des volontaires, enlève au pas de course le contre-fort des Mahmoud, occupé par les Beni-Yenni ; toutes les autres embuscades sont successivement emportées par les sections de volontaires ou les compagnies d'avant garde, et dans la matinée même, la 1 ère division arrive au confluent de l'Oued-Aissi et de l'Oued-Djemma, au pied des montagnes ennemies. 
C'est là que, selon les instructions du maréchal, elle doit bivouaquer jusqu'au lendemain matin. Mais des burnous kabyles se montrent sur un contre-fort abrupt, qui  domine l'emplacement destiné au bivouac; le général  Renault donne l'ordre d'enlever cette position. Une section s'en empare malgré le feu des kabyles; la division presque entière assiste, l'arme au bras, à ce rapide engagement, qui se termine sous ses yeux par un acte éclatant de bravoure et de dévouement.


En courant à l'ennemi, l'un des volontaires, le fusilier Lanoë, est frappé mortellement par une balle, et tombe. La pente qu'il descend est si raide, que son corps, déjà sans forces, roule sur un espace de 50 à 60 mètres, jusqu'au premier obstacle qui l'arrête. Son camarade et voisin d'avant-garde, le fusilier Peyretti, s'élance à sa suite, le rejoint, et aussitôt le couvre de son corps, comme d'un bouclier contre les balles. L'ennemi voit descendre ou plutôt rouler les deux hommes isolés; il tire sur eux; une balle atteint Peyretti au genou. Aussitôt, avides de dépouilles, les Kabyles bondissent jusqu'à lui Sans cesser, de couvrir de son corps son camarade moribond, le blessé se défend seul contre plusieurs. Quelques volontaires accourent et le délivrent enfin au péril de leur vie : deux d'entre eux sont blessés, mais les Kabyles repoussés se retirent, et, malgré les coups de feu, qui continuent sans trêve, le sergent Spengler et le fusilier Belle emportent les blessés sur leur dos. 


Ces dévouements intrépides sont de tradition chez les volontaires africains; choisis parmi les hommes les plus déterminés de chaque corps, prêts à tout, unis entre eux Par une solidarité de courage et de dangers, les volontaires ont rendu les plus grands services à nos armées d'Afrique. Leur organisation, utile surtout pendant les guerres périlleuses de la conquête, quand nos colonnes étaient sans cesse harcelées par un ennemi fanatique, avait été abandonnée depuis la pacification progressive de notre colonie. Elle a été reprise par le général Renault, pour la guerre de Kabylie. Trois sections de volontaires, formées dans les deux brigades de la première division, ont pour mission spéciale d'agir surtout à la baïonnette, d'exécuter les coups de main et d'assurer, pendant la nuit, la sécurité du camp. 


La division Renault s'entoure de grand ‘gardes multi pliées et s'établit au bivouac : pendant le reste du jour et une partie de la nuit, les Kabyles se bornent à échanger des coups de feu avec les grand'gardes; mais ces fusillades à longue portée ne troublent même pas le repos du camp. Les divers engagements de la journée et de la nuit coûtent à l'armée 3 hommes tués et 8 blessés. 


La division Jusuf quitte Souk-el-Arba le 24 juin, en même temps que le général Renault, suit, par une route muletière préparée à l'avance pendant près de deux lieues, le long contre-fort d'Ait-Frah chez les Beni-Raten, arrive ainsi, par pays soumis, jusqu'au bord de la vallée-ceinture des Beni-Yenni, et là établit pacifiquement son camp.


Le maréchal, revenant d'Ichériden avec son état-major, prend place au centre de cette division. Le bivouac est déjà installé; des terrains sont taillés pour les chevaux le long, des flancs de la montagne ; les tentes sont dressées, les feux des gamelles brûlent de tous côtés. Et cependant le camp est établi comme sur le tranchant d'une lame de sabre : la longue crête d'Ait-Frah, bordée à droite et à gauche par des ravins profonds, devient si étroite en arrivant sur la vallée de la Djemma, qu'elle n'a pu recevoir qu'une seule ligne de tentes; parfois même il a fallu aplanir le sol à la pioche, pour créer des largeurs suffisantes. Les deux versants de cette longue arête sont abrupts à ne pouvoir les suivre qu'en se soutenant d'une main aux parois de la montagne; les cailloux, déracinés sous les pieds, roulent jusqu'à des centaines de mètres, à perte de vue, sans trouver où s'arrêter. Mais les travailleurs de Souk-el Arba savent remuer la terre : arrivé depuis une heure à peine, chaque soldat est déjà installé ou se débrouille pour l'être. Les uns ont nivelé le sol à l'ombre d'un frêne ou d'un olivier, et là planté leur tente; d'autres achèvent de se creuser une tanière dans les flancs escarpés de la montagne. Ceux-ci s'en vont errants par les ravins, coupant çà et là des buissons sauvages de lentisques et de chênes lièges, reviennent au camp chargés comme des bûcherons, puis, à force d'art, de patience et de souffle, font feux de bivouac, avec leurs moissons de branches vertes. Plus d'un, en allumant à longs poumons son feu qui fume sans flamme, jette un regard de convoitise sur l'olivier voisin, dont le bois imprégné d'huile brûlerait si bien ! Mais la défense est absolue. En territoire soumis, le maréchal interdit de mutiler aucun arbre, et, respectueux de la discipline, les soldats respectent à regret les oliviers kabyles.".../.... à suivre 

                                                                                                         Récits de la Kabylie, pages : 
 

At Yanni, Beni-Yenni, histoire et légendes 3
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Tag(s) : #At Yenni Beni-Yenni, #Histoire
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