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Prise des villages Yenni

Demain, c'est autre chose ! Pays ennemi, pays conquis ! Les Yenni bénis passent dans le camp pour les Crésus de la Kabylie. Ils ont du bois dans leurs demeures : du bois, puis tout ce qu'un soldat peut rêver en villages pris d'assaut ! Et des espoirs de razzias, de riche butin, de libre victoire, font éclore sous chaque tente des rires et des propos joyeux !... La guerre est la guerre ! Dans les ruines qu'elle fait, chacun, si haut placé qu'il soit par le destin, chacun rêve sa part de prise : conquête, honneurs, épaulettes ou razzias. 


Cependant, les soldats du génie, défendus par quelques tirailleurs, achèvent en hâte une route à lacets échelonnés, qui descend jusqu'au fond de la vallée. Afin de protéger leur travail, les zouaves ont liberté de manœuvres pour circuler jusqu'à eux. Toujours insoucieux du danger, ils vont boire ou se baigner dans les eaux du fleuve; vainement, sur les versants ennemis, on voit des Kabyles circulant par files blanches, portant aux épaules leurs longs fusils brillants : vainement, sur la droite, en avant de la 1º division, les coups de feu résonnent : les zouaves vont toujours, isolés, par tous côtés. On les aperçoit çà et là comme des points rouges, tout en bas, dans la vallée; ils s'en vont, le fusil au dos, par pays ennemi, jusqu'aux grand'gardes de la division Renault. Si on ne partait pas demain, dès demain ils monteraient chercher aventure jusque dans les villages ennemis ! 


Mais peu à peu le crépuscule du soir envahit l'horizon. Les rochers du Djurjura projettent leurs ombres gigantesques jusque sur le pays yenni. Les chauves-souris voltigent rapides autour des feux de bivouac. La lune brille, les étoiles paraissent, et par la clarté de la nuit africaine on distingue les feux des quatre camps formant ceinture autour du territoire ennemi : bien loin, vers l'est, la division Mac Mahon, dont les clartés amoindries par l'espace se confondent avec les étoiles; la brigade Chapuis, sur le contre-fort de Taourirt-Amokran, si voisine qu'on peut compter ses bivouacs; la division Jusuf éclairant une demi-lieue de montagnes; toutes trois sur les sommets de leurs crêtes. Puis, vers l'ouest, dans le fond de la vallée, le camp du général Renault, dont les clartés sans nombre et le murmure confus montent comme d'une ville entassée.  Une armée entière menace l'ennemi ; on dirait que ses feux ordinaires de garde en sont comme troublés; contre sa coutume de chaque jour, c'est à peine si quelques lueurs mal veillées sourdent çà et là de l'amas sombre de ses montagnes; ses coups de feu ne passent plus dans l'air qu'à rares intervalles; ses ardeurs de lutte semblent éteintes. 


Bientôt, chez eux comme chez nous, la nuit et le repose font La nature toute-puissante courbe sous son immuable loi chrétiens et musulmans. Les bruits, les murmures, les clartés des camps s'effacent. La lune brille seule : dans le fond du gouffre noir de la vallée, les eaux de la Djemma reflètent ça et là son disque argenté; puis le flambeau des nuits disparaît à son tour derrière les montagnes, l'ombre silencieuse prend tout. 


Longtemps avant l'aube, la division Renault quitte son bivouac, et, suivant le cours sinueux de l'Oued-Tleta, va chercher pour monter à l'ennemi le contre-fort de Taourirt-ssoulas, placé sur sa droite en avant de la vallée de Boghni.


 La division Jusuf, divisée en deux colonnes, descend au petit jour dans la Vallée de la Djemma. La gorge qu'il lui faut traverser est profonde de près de mille mètres, et sa largeur de crête en crête n'a pas quinze cents mètres. A mesure qu'on descend, la nuit, et non l'aube mon tante, semble augmenter; malgré le soleil tout à fait levé, le fond de la vallée est si sombre que le crépuscule du matin paraît éternel. De tous côtés, les parois des montagnes se dressent droites comme des murailles et chacun se demande comment son cheval a pu descendre, comment il pourra remonter. Mais les chevaux arabes sont à moitié kabyles : où vont des pieds humains, ils vont.


Cependant l'avant-garde de la division commence à gravir la montagne placée en face d'elle; on entend les clairons sonner la charge, et, à travers les lentisques, les chênes Verts ou les oliviers, on voit scintiller des baïonnettes et des uniformes. De Kabyles, point. Çà et là, dans le lointain des airs, sur une crête, les regardeurs habiles montrent du doigt un burnous blanc découvert à grand'peine, à la lorgnette. Comme des réminiscences de pays ennemi, on entend par intervalles deux ou trois coups de fusil perdus, et vainement chacun cherche les fumées, cherchant le combat qui va commencer. Cependant les premières barricades kabyles sont dépassées depuis long temps; des silhouettes de soldats apparaissent bientôt à moitié de la montagne, puis sur ses bas contre-forts, si haut, si loin, que nul ne comprend comment ils ont pu monter si vite : déjà, derrière ces avant-gardes, quelques Compagnies préparent les sentiers pour le passage des chevaux et des mulets. 


Mais l'attente sans nouvelles est longue pour un chef. Le maréchal part avec l'infanterie, traverse à cheval la Djemma, et commence à gravir la montagne. Son état major le suit de son mieux : chacun monte comme il peut, ou plutôt comme peut son cheval. Tantôt, il traverse des buissons rabougris de chênes verts, de lentisques ou de ronces, qu'il foule sous lui : ce sont ses beaux chemins Tantôt la route est un escalier inégal et rocheux; les fers de ses pieds glissent sur le roc nu, qu'ils mordent en vain, il gravit par bonds. Ici le rocher est à pic, haut de plusieurs pieds; cheval et cavalier renoncent au sentier pour tenter au hasard les flancs de la montagne. Partout la pente est si rapide, qu'il faut monter par lacets ; si les sabots du cheval n'enfonçaient pas dans la terre qui les retient, ses pieds glisseraient sur le sol. Les spahis eux-mêmes prennent leurs bêtes à la crinière; plus d'un cheval s'abat plus d'un roule et tombe. Mais chacun se relève, chacun avance, et déjà les soldats, qui traversent le fond de la vallée, apparaissent petits comme des enfants attroupés.
Le soleil, tout à fait monté, darde ses rayons de feu ; la rosée de la nuit est séchée, la poussière africaine, soulevée par tous ces hommes en marche, obscurcit l'air. Les chevanx sont blancs d'écume; la sueur leur coule aux jambes, chacun de leurs pas est marqué d'eau ; à tous instants il faut descendre et les faire souffler. Plus la route monte, plus elle devient escarpée et rocheuse. A certains passages les chevaux ne franchissent plus qu'à grand'peine, après maintes reprises. Les précipices grandissent aux deux côtés des sentiers ; pour un faux pas, une pierre détachée, une terre piétinée s'éboulant sous un sabot trop lourd, cheval et cavalier peuvent rouler dans l'abîme et dans l'éternité. Officiers ou chasseurs d'escorte, presque tous descendent et chacun traîne sa monture attardée. Aux caprices sinueux du sentier, on aperçoit le gouverneur soutenant son cheval par la bride, à pied lui aussi ; cela donne du cœur à ceux qui le suivent, de voir le chef de l'armée partager leurs peines, comme s'il avait besoin de remonter les échelons de ses jeunes années, pour gagner un bâton de maréchal. 


Aux deux côtés de la route, à l'ombre d'un chêne-liège ou d'un olivier sauvage, on rencontre des soldats que la fatigue force à s'asseoir. Ceux qui marchent ne vont plus qu'au pas , comme des  traîneurs attardés , leurs barbes, leurs vêtements sont blancs de poussière; la sueur inonde leurs fronts. Voici tantôt quatre heures qu'ils vont, sous le soleil et la poussière. Si courageuse qu'elle soit, la force humaine est bornée. Aucun ne murmure cependant, aucun ne se plaint. De fois à autres, en passant, on entend seulement quelque juron énergique ou des réflexions pittoresques, comme celles-ci, par exemple : « Si le bon Dieu avait eu le sac au dos, quand il a fait les montagnes, il ne les aurait pas faites comme cela.
 — Cela est tout de même beau, dit un autre, plus loin, de monter là où les Romains eux-mêmes ne sont pas montés. 
— Je crois bien qu'ils n'y sont pas montés! répond un camarade tout en reprenant haleine.
— Pourquoi ?
— Parbleu ! ils n'étaient pas assez bêtes pour cela. »
Mais si longs, si durs qu'ils soient, les sentiers yenni  sont comme les mauvais jours, ils finissent; et fatigues, dangers, misères, tout est oublié. Car la Providence nous a fait cette faveur, que le souvenir des dangers et des douleurs physiques est rarement amer et souvent même prend en vieillissant des charmes étranges. Chacun ici-bas a sa part de souffrances marquée par son destin. La souffrance passée est une part prise, un chemin parcouru, qu'on n'a plus à refaire.  
La division Jusuf est enfin parvenue au sommet du contre-fort, qui se rattache à la crête principale des Beni-Yenni. Ait-el-Hassen, le premier des villages kabyles, est à quelques centaines de mètres en avant, au point de jonction des deux crêtes. Une rampe plantée d'arbres masque et défend ses maisons amoncelées.
Le maréchal laisse aux troupes un repos d'une heure. Pendant ce temps, la division Renault, depuis longtemps montée par la rampe même de la crête principale, opère sa jonction avec la 3° division. Elle a trouvé devant elle un peu plus d'ennemis que n'en ont trouvé les colonnes Jusuf, et une route plus longue, mais moins pénible. 
 

Bientôt son avant-garde, arrivée à petite portée de feu d'Ait-el Hassen, entretient avec le village une fusillade vive et continue, bien qu'inoffensive de part et d'autre. Un pli de terrain la protège comme un long retranchement, et les Kabyles sont à couvert de ses coups derrière leurs arbres Ou leurs maisons. 


Les derniers tressaillements d'une lutte dont l'issue est désormais presque certaine, n'occupent plus personne. La grande opération militaire de la journée, l'ascension du territoire yenni, est terminée presque sans coup férir. Les difficultés naturelles du pays sont surmontées. Les Kabyles, quels que soient leur nombre et leur énergie, ne peuvent plus tenir devant 15,000 hommes campés en face d'eux, sur leurs montagnes, avec du canon, des munitions et des vivres assurés. Tout n'est plus désormais qu'une question  de stratégie, pour s'emparer de leurs bourgades sans perdre de monde.

Prise des villages yenni. — D'après les relevés topographiques faits pendant le séjour de Souk-el-Arba, quatre villages, placés à portée de feu les uns des autres, sur des mamelons séparés, occupent la crête principale des Beni-Yenni : Ait-el-Hassen, le plus considérable de tous, puis, Ait-el-Arba, Taourirt-Mimoun, et enfin Taourirt el-Hadjaj. Le maréchal, confiant dans l'intrépidité du général Renault, lui laisse le soin d'enlever la petite ville d'Ait-el-Hassen, que ses troupes assiégent déjà, et ordonne à la division Jusuf de tourner par la gauche le village ennemi, puis de marcher sur Ait-el-Arba, situé à quelques 

cents mètres plus loin, sur la même crête. Grâce à cette attaque simultanée, les défenseurs d'Ait-el-Hassen, pris entre deux ennemis, ne pouvant pas se réfugier successivement d'un abri dans un autre, doivent abandonner leur village dès le premier feu. Tant qu'un Kabyle a sa retraite assurée, aucun danger ne l'émeut, il combat jusqu'à la mort; mais aussitôt que sa retraite est menacée, il cède, et s'il se voit entouré, il se résigne sans se défendre. Le maréchal connaît les Kabyles et les combat en conséquence. | Les deux divisions commencent simultanément leurs opérations; le général Renault dispose son artillerie de montagne pour battre en brèche Ait-el-Hassem, avant d'y 'lancer ses soldats; la division Jusuf tOut entière se met en mouvement. La 2° brigade, sous les ordres du général Deligny, forme l'avant-garde, composée de deux bataillons de zouaves et de chasseurs, sous les commandants Lumel et Ponsard, et des 45° et 75° régiments de ligne, guidés par les colonels Bataille et de Lestellet. Son chef en tête, elle s'engage sous les derniers arbres du mamelon boisé au sommet duquel est Ait-el-Hassem. Le reste de ladivision, formant arrière-garde, sous les ordres du général Gastu, appuie ce mouvement par une marche parallèle, le long des flancs inférieurs de la montagne. ...

 

 

At Yanni, Beni-Yenni, histoire et légendes 4
Tag(s) : #At Yenni Beni-Yenni, #Histoire
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