L’Occident se l’était approprié sous le nom d’Igor Bouchène. Cet artiste prolifique, musicologue, compositeur, chouchouté par les Studios d’Hollywood, est né à Azeffoun. Il parlait 18 langues dont le latin, le russe et le japonais, tachaouit, tamachaqt et taqvaylit… On lui reconnait plus de 600 chefs d’œuvres musicaux dont de très nombreuses musiques de films commandées par la Paramount et la Métro Goldwin Mayer. Il a universalisé la musique amazighe et sauvé de l’oubli de nombreux anciens chanteurs porteurs de notre patrimoine. Mohamed Iguerbouchen, né en Kabylie, a grandi dans la Casbah d’Alger où il fut adopté très jeune par le comte Fraser Roth, un peintre écossais qui ouvrit le monde à son génie.
Un exil salvateur
Durant la première décennie du 20e siècle, la Kabylie vivait encore dans les indicibles conséquences de l’insurrection de 1871. La misère et les maladies se disputaient les montagnes d’Azeffoun balayées par le vent marin, sous la répression permanente coloniale multi-forme. La population décimée après les douloureuses déportations des chefs de familles vers la Nouvelle Calédonie, fuyait la région pour trouver la sécurité et le pain dans les villes. C’est dans cette atmosphère de précarité marquée par les cortèges de la mort que vit le jour Mohand, inscrit à l’état civil le 13 novembre 1907, sous le prénom de Mohamed. Il portait un toponyme comme nom, Iguer B-ouchen (le pré du chacal) et le prénom d’un prophète ! Quel destin tracé à la naissance ! Saïd ben Akli, son papa peinait à faire vivre les 14 enfants que lui donna Ouacik Fatma. Avoir beaucoup d’enfants était la réponse autochtone de l’époque au génocide colonial. Mohand, son aîné, passait ses journées entre l’école avec l’instituteur Janin, un musicien réputé pour avoir constitué avec quelques-uns de ses élèves une fanfare qui s’est produite à Paris dans le cadre d’un défilé officiel, et les collines d’Alma Guechtoum au pied du mont Tamgout avec sa flute de roseau derrière le maigre troupeau familial. Il aura fait deux années à l’école primaire locale lorsque ses parents déménagèrent vers la Casbah d’Alger où de nombreuses familles d’Azeffoun, à l’instar de la famille de Mhamed El Anka, étaient déjà installées. Mohamed sera inscrit à l’école Sarouy. Il sera aimé de ses camarades auxquels il sifflotait les mélodies pastorales de ses collines maritimes d’Azeffoun. Il se confiera à la radio d’Alger en ces termes : « C’est sous les préaux de l’école où résonnait des voix cristallines et enthousiastes que je sentais naître ma vocation. Souvent, je fuyais ma charmante compagnie pour me recueillir à l’écart et siffloter, tout à mon aise, les bribes de phrases musicales, glanées au cours de mes excursions sentimentales dans les concerts publiques ».
Une adoption bienheureuse
La chance de Mohamed se dessina dans son quartier en la personne du comte écossais Fraser Roth qui tenait un commerce et un atelier de peinture mitoyens à la demeure de ses parents. Les concerts donnés au Square Bresson trois fois par semaine l’attiraient tout naturellement. Et c’est là qu’il vit le premier piano et décida d’en jouer. Le comte écossais ayant remarqué sa surprenante mémoire, l’orienta vers l’apprentissage du solfège. Il confirma en Mohamed la graine d’artiste lors d’une audition d’élèves de l’école protestante de solfège. Le comte écossais s’intéressa alors de près à lui et l’adopta en fils spirituel. La vie du petit Mohamed basculera en 1919, lorsqu’il fut pris en charge par ce peintre philanthrope, voisin de ses parents. Il embarqua avec lui le jeune prodige, avec l’accord officiel de ses parents. Le petit Mohamed sera reçu avec beaucoup d’égards dans la famille écossaise de son protecteur. C’était un autre monde, grandiose et féerique. Le jeune Kabyle, ébloui par ce nouvel environnement, développera une capacité d’adaptation extraordinaire qui lui attira l’affection de ses nouveaux parents. Courageux et persévérant, il fructifiera son talent à grande vitesse. Le comte Roth, séduit par le potentiel du jeune Mohand alors âgé de 15 ans, décide de l’aider à accroître sa formation. Iguerbouchène sera conduit à Manchester où il intègre, en 1922, le Royal Northern College of Music où, sans abandonner le solfège, il étudie l’anglais, la littérature, le latin et la philosophie. Le comte Roth le confiera par la suite au professeur Levingston de la Royal Academy of Music de Londres qui lui apprendra la théorie musicale et des préliminaires aux études de l’harmonie. Au vu des résultats extraordinaires du jeune Mohamed, son protecteur décida de le pousser plus avant, aux limites de la connaissance musicale de son temps.
Kabylia Rapsodie n°9
L’Autriche était alors la plaque tournante des grands orchestres philharmoniques. Il l’emmena avec lui à Vienne. Le jeune Iguerbouchen sera pris en mains par le professeur émérite Alfred Grunfeld qui l’affinera dans les études d’harmonie et de contrepoint. Il n’avait que 17 ans à sa première apparition publique le 11 juin 1925, pour un premier concert sous les feux de la rampe au Lac Constance à Bregenz, dans l’Etat libre de Bâle, devant un public autrichien séduit par ses œuvres Kabylia Rapsodie n°9 et Arabic Rapsodie n°7. Ses talents furent confirmés, ovationnés après l’exécution de ses magiques rhapsodies. Il ne séparera jamais de sa flûte d’osier, nostalgie de son enfance de berger d’Alma Guechtoum, celle-là même qui l’identifiera des années après aux côtés du violon et du piano. Il obtint le premier prix de composition d’harmonie et contrepoint ainsi que le premier prix d’instrumentation et de piano. En 1934, Mohand Iguerbouchène est admis en France, à la Société des auteurs compositeurs et éditeurs de musique (SACEM) et membre de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques(SACD). De 1930 à 1934, il se consacra à la composition d’œuvres symphoniques. Il reviendra à Alger après trois années d’études en Grande Bretagne. Il y passera ses vacances d’été.
Une ascension vertigineuse
Une importante firme de films le chargea de composer une partition musicale pour un film intitulé Aziza. Ce sera le départ d’une fulgurante carrière dans les musiques de films. Il consacrera alors toute son énergie au cinéma. Après un court métrage ‘’Dzayer’’ , Julien Duvivier lui proposa de travailler sur la bande son de Pépé le Moko, où le rôle principal était tenu par Jean Gabin. Il partagera avec Vincent Scotto les musiques de ce film célèbre qui sera le catalyseur de sa carrière de musicien compositeur pour le cinéma. Il écrira en 1937 la partition du film tunisien Terre Idéale. Salim Hellali, la bête de scène des grands cabarets orientaux, chanteur originaire d’Annaba, cherchera après lui en 1938. Mohand Iguerbouchen le formera, lui écrira une cinquantaine de titres interprétés en arabe dans le style Flamenco. Ce répertoire sera enrichi par la suite d’une vingtaine de chansons en kabyle. Au cours de cette même année, il composera la musique du film Kaddour d’André Sarouy dont le succès devait surpasser les autres œuvres, à tel point qu’il attira l’attention forte des Anglais.
Igor Bouchen le russe
Fort de tous ses succès, il est alors invité par la BBC pour diriger l’une de ses brillantes symphonies mauresques qui lui avaient valu le grand succès de Vienne. Ce fut Kabylia Rapsodie n° 3. Le public anglais qui ne croyait pas que ce génial musicien pouvait provenir d’Afrique, le surnomma Igor Bouchen, venu de la lointaine Union Soviétique, patrie des géants de la symphonie. Vers la fin de l’année 1938, Vincent Scotto composera avec lui la musique du film ‘’Algiers’’, remake du film à succès Pépé Le Moko . La maison Mercier Films Inc lui confiera la composition des musiques d’une vingtaine de films court-métrages par le truchement de la société Paris Mondial. La grande firme internationale MGM (Metro Goldwyn Mayer) l’invita à Londres pour la générale du film Casbah, version américaine de Pépé Le Moko. Cette expérience le mènera jusqu’aux studios d’Hollywood où il composa des musiques pour le cinéma à la demande de la Metro Goldwin Mayer et de la Paramount. Chargé de la direction musicale de Paris Mondial, au début de l’année 1940, il composa des partitions pour une vingtaine de courts métrages pour la firme Jean Mercier : Eaux vives, Glaciers, Le plus bel homme du monde ; et pour les films de Georges Letourneur de Marçay comme Doigt de Lumière, L’empire au service de la France, Les hommes bleus, etc.
Après la seconde guerre mondiale, il reprit ses activités en écrivant la musique du film populaire Fort de la solitude de Gina Manès ainsi que Ecole foraine de Jacques Severac. Au cours de cette même année, Iguerbouchen fut nommé sociétaire définitif de la SACEM.
L’homme de Radio
La carrière de Mohamed Iguerbouchen s’internationalise davantage après la seconde guerre mondiale. Il compose une centaine de mélodies d’après les poèmes des Milles et Une Nuits, du poète indien Rabindranath Tagore. Le ministère de l’Information du gouvernement français de l’époque lui confia la création de AKA, l’antenne en arabe et en kabyle de l’’ORTF. Il avait alors pour élève Farid Ali, auquel il écrivit la musique de l’hymne en kabyle de la révolution A Yemma svar Ur tsru . Une quarantaine d’émissions littéraires originales, d’une durée de trente minutes, intitulées Chants d’amour dans l’Islam, furent diffusées sur la chaîne Paris Inter ainsi qu’une quarantaine d’autres sous le titre Cabarets d’Orient dans lesquelles évolua son illustre élève Salim Hellali. Par ailleurs, il a présenté des émissions de radio en langue kabyle, sauvant ainsi de l’oubli de nombreux chanteurs du patrimoine musical kabyle et berbère. Il réalisa un poème symphonique pour grand orchestre intitulé Une nuit à Grenade, interprété par quatre vingt musiciens et qui fut dédié au roi du Maroc. En 1952, il signe la musique du film de Au cœur de la Casbah de Pierre Cardinal. En 1953, ce fut la création du concerto pour piano et grand orchestre symphonique. Il écrivit la musique d’un ballet intitulé Ferrier Orientaler réalisé à l’ORTF de Paris. Avec un texte de Max de Rieux, Iguerbouchen realisa une magistrale œuvre musicale intitulée La mort d’Abou Nouas et de Salama son épouse. Il écrivit ensuite les partitions de plusieurs pièces de théâtre diffusées par la RTF avec le concours de Jacques Bertheaux de la Comédie française. Il écrivit plusieurs rhapsodies kabyles pour orchestre symphonique en 1955, dans l’Algérie en guerre pour son indépendance. Il offrira une vingtaine de scenarii pour la télévision . Fortement sollicité par la MGM et d’autre firmes internationales, Iguerbouchen rejoindra Alger et ses compatriotes pour leur diffuser l’art qu’il avait conquis en Occident. Il sera en 1956, chef d’orchestre des émissions de langue arabe et kabyle (ELAK) de Radio Alger. Il y laissera près de deux cents œuvres modernes faisant une synthèse entre la musique orientale et occidentale : valses, mambos, boléros… Il fera goûter au public la musique de l’Inde, les chants du monde, ceux l’Andalousie et des sonorités oubliées de notre désert.
L’héritage d’Iguerbouchen
Rhapsodies, symphonies, mélodies, chants et musiques de films, Iguerbouchen aura laissé un trésor de plus de 600 chefs d’œuvres éparpillés dans plusieurs pays du monde. En Algérie, l’Office national des droits d’auteurs (ONDA), et l’Institut national des archives (INA), ainsi que la Radio nationale possèdent une partie de ces archives. Le département musique de la Bibliothèque de France conserve de son coté un sacré trésor, dont le prolongement se trouve en Allemagne. En Grande Bretagne, en Russie, et même en Inde, beaucoup de ses fans ont jalousement conservé des œuvres de ce génial musicologue. Artiste de renommée mondiale, connu pour son génie musical et sa facilité à apprendre les langues, il se donna pour mission de sauver de la mort le Tamazight dans ses variantes enseignées à son époque, Tamachaqt, Tachawit, Tachelhit et Taqvaylit, et de l’amarrer par la radio à l’universalité. Il aura sur le plan musical réussi sa mission. Ami des grands artistes de ce monde, il aura marqué par son altruisme et son charisme des hommes comme Albert Camus et des femmes comme Edith Piaf et autre Taos Amrouche. Sa résidence de Bouzareah était le lieu de rencontre de nombreux musiciens, peintres et hommes de lettres des années 50 et après l’indépendance. L’Algérie officielle a ignoré ce géant reconnu et adulé dans le monde. Après sa mort, le comte écossais Fraser Roth a légué sa maison de maître sise à Cherchell, à Mohamed Iguerbouchene. Chaque année, un hommage lui est rendu par le mouvement associatif de sa région natale. Il sera ainsi réhabilité et célébré par les siens. Un film lui a été consacré, son nom est dans tous les dictionnaires majeurs de la planète. La transmission de sa mémoire est assurée. Repose en paix maestro.