"La montagne, la grande, j'aime et si tu me demandes pourquoi, je te dirai que c'est peut-être parce qu'elle est un défi à la médiocrité. Choisir de vivre là, c'est opter pour la difficulté, pas une difficulté passagère, non, celle de tous les jours, depuis celui où vous ouvrez les yeux sur un monde hostile, aux horizons vite atteints, jusqu'à celui où vous les fermez pour la dernière fois. Il y'a un parti pris d'héroïsme, de folie ou de poésie doucement vaine à choisir cette vie.
La montagne où je suis né est d'une splendide nudité. Elle est démunie de tout:: une terre chétive, des pâtures mesurées, pas de voies de grands passages pour les denrées, pour les idées.
Dans la montagne où je suis né, il ne pousse que des hommes et les hommes, dès qu'ils sont en âge de se rendre compte, savent que s'ils attendent qu'une nature revêche les nourrisse, ils auront faim, s'ils ne suppléent pas à l'insuffisance des ressources par la fertilité de l'esprit; la montagne chez nous, accule les hommes à l'invention. Ils en sortent par milliers chaque année. Ils vont partout dans le monde chercher un pain dur et quotidien pour eux même et pour ceux (surtout pour celles) qu'ils ont laissés dans la montagne près du foyer à veiller sur la misère ancestrale, vestales, démunis mais fidèles. Quand les forces de leurs bras déclinent, ils quittent les pays opulents, ceux de la terre fertile et de la vie douce pour revenir sur les crêtes altières dont les images ont taraudé leur coeur sevré toute leur vie.
Sur les crêtes, il y'a moins d'air (en montagne il faut crier pour se faire entendre) mais il est rêche, il tue les miasmes, il fait rougir le sang. Il n'y a pas de plat pays sur les hauteurs : vous n'avez pas intérêt à faire vos pas distraits ; il faut ou descendre ou monter, monter surtout parce que c'est sur les crêtes les plus hautes que les hommes édifient leurs demeures. Les étrangers disent que c'est parce qu'on s'y défend mieux, mais leur défense, les montagnards la confiaient plutôt à la justesse de leurs fusils. Non, moi je crois qu'ils habitaient haut parce qu'on y est plus près du ciel. Du haut des cimes, ils dominaient mieux la terre et ses servitudes, car c'est justement pour échapper aux servitudes des basses terres qu'ils ont choisi l'âpre rudesse des hauteurs.
Personnellement, j'y retourne aussi souvent que je peux, bien moins souvent que je ne veux, parce que entre elle et moi, il y'a comme la tendre nostalgie des amants anciens. J'y dialogue avec les sources, même celles qui tarissent l'été, les chemins raboteux même ceux que l'hiver efface, les rivières bleues même celles qui quelquefois nous emportent, les nuits criblées d'étoiles si proches qu'on croit pouvoir les saisir en étendant le bras (La Grande Ourse au début de chaque soir est juste au dessus de ma maison), les venelles, les fontaines, les fantômes, les vieux, les jeunes, les filles brunes ou blondes, les musiques.
De par le vaste monde, j'ai vu des plaines plantureuses, des arbres qui ployaient sous les fruits, des pacages aux troupeaux innombrables et des villes perdues de mouvements de plaisirs et de biens, je jauge à leur juste prix ces félicités, mais rien de tout cela mais rien me rend les fragrances, les échos, les larmes et les rires, la joie lavée de la montagne mauve où j'ai appris le monde et son émerveillement.
Tu demandes : qu'est ce que la montagne est "encore" "pour moi" ? Tu n'as pas voulu la mélancolie de cet adverbe, il est venu sous ta plume de lui même mais c'est celui là qu'il lui fallait. Parce qu'il évoque comme le regret d'une patrie qui eût dû cesser d'être et c'est vrai : j'avais 11 ans quand je l'ai quittée, je ne crois pas que la blessure se soit jamais réellement refermée depuis. Entre la montagne et moi, Jean, c'est vraiment la vie. Mouloud Mammeri.
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L’immense Idir, Hamid Cheriet de son vrai nom, évoque ici Mouloud Mammeri et leur échange épistolaire.
« Que dire de Da l Mulud que l’on ne sache déjà ? Que dire de mes relations avec lui sinon qu’elles étaient très amicales et très fortes. Il m’a offert un des plus beaux textes qui aient été écrits sur notre identité… Je parle bien sûr des mots si justes qu’il a étalés tel un fluide bienfaisant au verso de la pochette de l’un de mes premiers disques : « A vava inou va… »
Ces mots lui venaient du cœur et son talent a fait le reste. Je possède quelques lettres de lui et certaines font partie de notre vie privée, mais il y en a une où il m’a dit une des plus belles choses qu’il m’ait été donné d’entendre :
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« Tu sais Hamid (car c’est mon vrai prénom au cas où vous ne le sauriez pas!),je ne pensais pas vivre avant de voir que la lumière de notre culture pouvait être si magnifiquement restituée et si bien interprétée. Tu lui as redonné la place qui lui revient de droit et là haut au ciel je sens que nos ancêtres jettent sur toi des bénédictions sous forme de poussières d’étoiles».
Je savais que Dda l Mulud était sensible et je pense qu’il exagérait un peu me concernant, mais quand je l’ai revu un jour il m’a avoué qu’en écrivant cela qu’il avait les larmes aux yeux.
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Voilà, tel était cet homme immense qui a donné sans compter et qui n’a jamais rien demandé en échange. Mais n’est-ce pas là la définition d’un ange ? Où que tu sois, a Dda l Mulud sache qu’ici nous continuerons toujours à magnifier ton œuvre et que tu resteras dans nos cœurs celui qui nous a montré la voie lumineuse de notre identité, et que tu reste la fierté du monde Berbère, de l’Algérie et, surtout de At Yanni. »
El Hamid Cheriet